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«Veuillez composer de nouveau. S’il vous plaît, raccrochez. C’était un message enregistré. Bip-bip-bip... »
Marie se réveille en sursaut, couverte de sueur.
Le téléphone ! Dans la noirceur, encore embrouillée par ce réveil brutal, elle tâte la surface de sa table de chevet à la recherche de l’appareil. Le « Bip-bip-bip » devient assourdissant. Finalement, elle se redresse et allume la lampe. Le récepteur a fait une chute au sol. Elle le récupère et remet le combiné sur son socle. Comment expliquer ce fourbi sinon qu’elle émerge d’un cauchemar dont elle n’a pas de souvenir et qui l’a amenée à un mouvement d’une brusquerie évidente.
Son cadran indique trois heures du matin. Elle se frotte les paupières puis éteint la lumière en espérant retrouver le sommeil rapidement. Demain, le programme de sa journée sera exigeant et il lui importe d’être au meilleur de sa forme.
Se recroquevillant dans ses draps tout frais, elle esquisse tout de même un sourire et remercie la vie de tous ses bienfaits. Et pourtant...
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Ce matin, lorsqu’elle avait mis le pied dans son bureau, Marie avait ressenti un certain épuisement. Serait-ce une conséquence professionnelle qui l’aurait conduite à ce cauchemar nébuleux ? Elle avait chassé cette idée en se disant que cela ne deviendrait pas une coutume. Puis, elle s’était tournée vers la grande fenêtre. À cette heure, le soleil y pénétrait abondamment. Énergisée par cette luminosité matinale, elle s’était ressaisie et s’était emparée du dossier en vue de la rencontre hebdomadaire. Au moment de quitter son fauteuil confortable, elle eut une pensée pour son papa qui, au fil des ans, lui avait inculqué quelques notions élémentaires d’une efficacité à toute épreuve. Elle avait été convaincue par son dicton : « La lumière, ça donne des ailes et du pouvoir. » L’orientation de son local de travail avait donc été choisie selon cette devise paternelle.
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La réunion avec l’équipe de psychologues vient de se terminer. Alain avait soumis deux cas complexes. Après analyse et réflexion où chacun avait exprimé son avis, Robert avait finalement avancé une proposition intéressante et sécurisante. Aujourd’hui, Marie a apprécié ces échanges sur le cheminement des patients et particulièrement sur les problématiques de son collègue. Cela l’amène à réévaluer sa stratégie envers monsieur Allard qui peine à verbaliser son désarroi depuis la mort de sa femme. Elle pense maintenant avoir trouvé une nouvelle façon de l’aborder.
Après avoir jeté un dernier coup d’œil sur les commentaires inscrits dans son dossier, elle le referme et le classe aussitôt dans le tiroir habituel. Ordonnée, elle l’est ; et en cela, elle suit encore les enseignements de son père qui lui avait martelé à répétition ce principe utilitaire.
Elle regarde l’horloge et saisit la requête de l’hôpital concernant une nouvelle patiente qu’elle devrait connaître dans quelques minutes. En parcourant les documents, du moins le peu d’informations qu’ils contiennent, elle lit et relit que cette Isabelle Sirois nie son état de détresse et qu’on a dû insister pour qu’elle consente à rencontrer une intervenante. Déjà se pointe à l’horizon la difficulté de l’acceptation. Il lui faudra faire preuve de circonspection afin de créer un climat de confiance et non de jugement.
Dans l’attente, elle ouvre le tiroir de sa table de travail et prend son petit livre de pensées, ce fidèle compagnon qui la suit depuis sa période universitaire. Elle ventile les pages et s’arrête sur un extrait au hasard. « Le commencement naît dans le calme de notre esprit. Lorsque celui-ci sera calme, nos réponses deviendront évidentes. Et c’est alors qu’on saura quelle sera la meilleure marche à suivre. » Elle referme l’opuscule et associe ce message à la personne qui, sous peu, pénétrera dans son bureau.
Soudain, la fillette refait surface et une pointe de nostalgie l’envahit. Elle regarde de nouveau par la fenêtre et secoue ses souvenirs comme une vieille poupée de chiffon qu’on jette brutalement par terre. Puis, elle délaisse son « Victor ». Ce fauteuil capitonné, elle l’avait baptisé ainsi en souvenir de ce magicien qui avait marqué son enfance avec son pouvoir de consolation et de réconfort auprès des tout-petits. Ensuite, elle part chercher une bouteille d’eau fraîche en se disant : « Non et non. Pas de place pour la mélancolie, Marie Lompré, surtout pas ici ! »
2
–Voilà votre café madame. Nous vous offrons la tasse grand format afin que vous nous excusiez pour le délai.
– C’est gentil. Je vous en remercie.
Elle hume cet arôme qui, souvent, la fait chavirer et déguste sa première gorgée avec délectation. Cet avant-midi, le café a bon goût. Le journal quotidien traîne sur la table ; elle jette un coup d’œil sur les manchettes sans toutefois y trouver un intérêt particulier.
Après une brève hésitation, elle fouille dans son sac à main et s’empare des pages manuscrites. Elle les déplie avec délicatesse. Émue, ses yeux se posent sur les premiers mots et elle entreprend la lecture de ce passé conjugué au présent, son passé tout récent.
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9 Septembre
Comme à son habitude, elle lance un dernier regard dans le miroir de la salle de bain. Ses cheveux sont bien en place, son maquillage se révèle discret, son visage reflète la quiétude. Elle s’est vêtue de bleu, une couleur qu’elle affectionne particulièrement. Autour de son cou, elle avait glissé son bijou préféré, une perle ronde retenue à un délicat chaînon. Cela lui porterait chance. Désormais, elle est prête pour la suite de sa vie.
Lentement, elle se dirige vers sa chambre. Au moment d’y pénétrer, elle se retourne et se permet un dernier coup d’œil à cet appartement, un peu comme le condamné a droit à une ultime parole. Soudain, un éclair de lucidité lui dicte de déverrouiller la porte avant. Aussitôt fait, elle revient dans la pièce où se jouera l’acte final et en fait le tour visuellement ; tout semble impec cable. Elle s’était donné la peine de mettre sa plus belle literie, celle qui est agrémentée de fins motifs floraux et avait même aspergé le tissu douillet de cette eau de lavande dont elle raffole. À cet instant, un léger pincement la ramène à cette délicieuse aventure vécue en Provence, d’où son penchant pour cet effluve. Mais pourquoi revenir sur cet agréable moment ?
Alors, oui les draps. Ils sont bien ajustés, sans un pli qui viendrait en perturber la symétrie. La couverture a été soigneusement repliée au bord du lit. Aucune poussière apparente sur le mobilier, elle y avait passé un coup de chiffon pour lui donner un peu plus d’éclat. La table de chevet est garnie très simplement : lampe féminine, téléphone discret, livre. « Conversations avec Dieu » ne la quittait plus depuis quelques semaines. Cette lecture, elle aurait voulu l’approfondir davantage, mais Dieu et elle n’utilisaient sans doute pas le même langage. Le réveille-matin, le verre d’eau et le coffret sont bien disposés. Tout semble donc parfait.
Longuement, elle avait préparé sa mise en scène, l’avait revue maintes fois et par sécurité, l’avait couchée sur papier. Maintenant, elle a devant ses yeux le contenant de sa délivrance. Toutefois, l’heure n’est pas encore venue. Quelques minutes lui sont accordées.
Elle s’étend dans son lit. Minutieusement, elle étudie sa position, la rectifiant un peu vers la gauche et trouve finalement celle qui lui conviendra le mieux, celle dans laquelle elle pourra flotter. Elle refait l’exercice de la mise en place. La satisfaction de ce devoir réussi l’apaise.
Ensuite, elle fixe le cadran lumineux à ses côtés. Bientôt, le « 3 » y apparaîtra. Même l’orientation du soleil s’accorde pour attester que tout comme l’heure du Christ, trois heures sonnera sous peu. L’indication des minutes et de leurs fractions sont d’une importance majeure. D’un calcul irréprochable, les chiffres s’alignent les uns après les autres ; elle les observe. Ils lui confirment que le décompte est amorcé. À partir de maintenant, soixante secondes lui sont allouées pour la suite du chemin. Sa détermination se raffermit plus que jamais. L’exécution est imminente. Son cœur se manifesterait-il en battements accélérés ? Nullement. Il reste calme ; comme s’il l’approuvait. Elle avait choisi la bonne voie.
Alors débute le processus de libération. Elle se relève et s’assied sur le bord de son lit. Elle ouvre le boîtier de son futur et l’examine pour bien s’assurer de son existence. Un grand verre d’eau côtoie cet or blanc et attend son tour. Ses mains ne donnent aucun signe de tremblement ; au contraire, elles font preuve de fermeté dans le mouvement, ce qui la sécurise.
Par petites poignées, elle absorbe le produit de son repos suprême, l’accompagnant de son liquide et termine la dose nécessaire d’une façon élégante. Il faut dire qu’elle a toujours eu beaucoup de classe et de raffinement et que cela la suivra jusqu’à son dernier geste. À ce moment, l’horloge marque le zéro. Tout se déroule comme prévu.
Lentement, elle s’allonge dans son lit, dans la position qu’elle avait retenue. Sous peu, elle sait que débutera sa montée vers un autre univers. Elle est paisible. Elle attend. Une brise lui caresse la joue comme un souffle chaud.
Graduellement, elle sent une immense fatigue s’emparer de tout son corps. Puis tout doucement, des voix se glissent à son oreille. Il lui semble entendre une chorale qui chante uniquement pour elle. Et dans un decrescendo, les sons s’affaiblissent et se transposent en un murmure céleste. Elle ne perçoit plus maintenant qu’une invitation à son prénom qui coule comme une fin de chanson. « Isabelle, Isabelle ». Une chaleur enivrante l’engourdit et soudainement, plusieurs bras moelleux l’enveloppent et la soulèvent pour l’amener au loin, très loin. Le parcours est long. L’allégresse la transporte divinement. Enfin, la récompense se manifeste lorsque s’ouvre à elle un ciel aux coloris ensorcelants. Que de beauté ! Elle se conforte dans un état de ravissement total. Le sublime lui est offert superbement et dorénavant, plus personne ne la séparera de ce bonheur éternel.
Mais dans un mouvement inattendu, ses bienfaiteurs l’écorchent cruellement et l’enserrent violemment. La douleur lui apparaît insupportable. Brusquement, son paradis s’envole ; il s’est transformé sournoisement. Les couleurs enchantées n’existent plus, la laideur s’est infiltrée. On l’a trompée abusivement. Tout cela n’était que chimères. Elle doit changer de trajectoire. Il lui est impératif d’échapper à cet abîme rebutant. Mais des tentacules hideux l’immobilisent de tout leur pouvoir. Même l’atmosphère semble se liguer contre son être entier. Elle étouffe. Son cœur lui cogne dessus. Il la martèle et s’essouffle. La vision de son corps entouré d’un suaire la poursuit effrontément. Alors, elle entame un duel herculéen avec ce néant diabolique.
Il lui faut quitter ce labyrinthe et basculer vers l’espace terrestre. Elle rappelle sa conscience de toutes ses forces et l’implore de l’aider à survivre. Elle commande à son corps de se déplacer, elle supplie sa voix d’exprimer un son, si léger soit-il. Elle se cramponne à ce Dieu qui ne l’a jamais comprise. Dans un élan d’espoir, elle croit s’entendre marmonner : « Isabelle, le téléphone ! » À cette seconde, elle se raccroche à son avenir et continue le combat. Dans un effort extrême, ses paupières si lourdes réussissent à s’entrouvrir. Elle parvient à bouger lentement le bras et repère l’appareil. Sa main agrippe faiblement le récepteur. Le temps s’accélère. Mais les griffes infâmes reviennent et l’emprisonnent. Elle a mal, si mal. Elle sait qu’elle tient l’objet de son secours ; elle ne doit pas abandonner. Pas maintenant. De nouveau, elle écarquille les yeux et réussit à discerner les trois chiffres magiques. Son doigt s’active mollement, mais courageusement. Elle peine à maintenir le combiné près d’elle. Des paroles défilent pendant que son esprit s’entremêle. On frappe dans sa tête : « Restez avec nous... Restez avec nous ». L’épuisement la gagne et le silence l’accompagne. Une quiétude suprême l’envahit et elle plane dans une extase indicible.
Isabelle
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Cette lecture qu’elle vient d’achever l’obnubile, car cet univers qui fut le sien lui apparaît aujourd’hui tellement étranger. Doucement, elle replie ses feuillets froissés et absorbe une gorgée de café. Malgré la chaleur du liquide, de grands frissons lui parcourent le dos. De la fenêtre, quelques passants défilent, mais elle ne voit que des ombres ; les bruits environnants ne l’atteignent pas. Elle flotte dans une ambiance surréelle.
Elle remet le précieux texte dans son sac à main et termine son café. Intérieurement, elle remercie Justine, l’infirmière qui lui avait suggéré de coucher sur papier sa tentative de suicide, de décrire cet événement comme s’il était hors du temps et d’employer la troisième personne comme si, elle, Isabelle, endossait le personnage d’un roman. Une fois cet exercice achevé, elle devait retenir que cet écrit deviendrait sa possession exclusive et qu’il ferait partie dorénavant de son jardin secret.
— Madame... madame... puis-je me permettre d’emprunter votre journal ? ... Et je crois bien que votre téléphone sonne.
Dans un sursaut, Isabelle revient à la réalité. Le cellulaire s’est arrêté comme un camion de pompier suite à une fausse alerte.
— ... Oui, oui, monsieur, prenez-le.
Sa montre indique qu’il est temps de quitter la place et de se diriger vers ce premier rendez-vous. Elle s’était résignée à accepter de rencontrer une psychologue car, tout compte fait, cela donnerait satisfaction au médecin et permettrait de fermer son dossier et tourner la page. Enfin !
Elle se lève dans un geste déterminé et la cadence de son pas sous-entend qu’elle est bien décidée à boucler cette histoire à tout jamais. Foi d’Isabelle Sirois !