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«Veuillez raccrocher et composer de nouveau. » Étrangement, cette formule résonne dans sa tête et le réveil de sa nuit lui revient en mémoire. C’est à ce moment que le téléphone annonce à Marie que sa patiente est arrivée. Tout en s’activant à l’accueillir, une légère nervosité s’empare d’elle. Une fois de plus, elle se questionne sur ce mauvais rêve. Serait-ce un prélude avertisseur pour l’amener à réserver une période de vacances ? Elle devra y songer sérieusement.

Un couloir étroit la sépare de la minuscule salle d’attente ; Marie aime bien cette configuration des lieux, car cela lui permet une pause avant le début des aveux. Elle repère rapidement Isabelle et avec un sourire, l’invite à la suivre à son bureau. Tout en lui assignant la bergère à motifs, elle reprend le dossier ainsi que son bloc-notes et s’assied, non pas derrière sa table de travail, mais plutôt sur le fauteuil de cuir en face d’Isabelle. Ainsi, l’atmosphère devrait s’allier à la confidence.

—    Je vous souhaite la bienvenue Isabelle et j’apprécie que vous vous soyez déplacée pour ce premier rendez-vous. Si vous permettez, avant de débuter, nous réviserons les informations transmises concernant vos coordonnées.

Au cours de cette vérification d’usage, Marie se surprend à s’attarder au fait qu’elles n’ont que cinq jours de différence ; elles sont nées le même mois de la même année. Curieusement, son intuition lui dicte un présage positif, mais insoupçonné.

La consultation s’amorce et Marie s’enquiert de l’état d’Isabelle. Comment se porte-t-elle aujourd’hui ?

—    Ne soyez pas étonnée, mais je peux vous affirmer en toute honnêteté que je vais très bien. Le cauchemar est terminé et j’en suis soulagée. J’ai frôlé la mort, mais heureusement, sans y laisser ma vie. Moi qui en suis une amoureuse ! Je vous surprends, n’est-ce pas ?

—    Il m’est très agréable d’entendre cela, Isabelle.

—    Si j’ai accepté de vous rencontrer, c’est que je suis prête à vous livrer mon parcours afin de boucler cette mauvaise aventure.

—    Nous y mettrons le temps nécessaire et nous déploierons tous les efforts pour vous faciliter la vie. À deux, nous devrions y parvenir.

Cette remarque chaleureuse amadoue Isabelle et elle prend conscience que l’assistance de Marie s’annonce bénéfique. Dès lors, la confiance lui fait un clin d’œil et elle s’y raccroche volontiers.

Isabelle semble une personne en contrôle. Marie ressent déjà de la sympathie pour cette femme dont les traits lui rappellent un certain visage. Sa tenue vestimentaire reflète la simplicité dans la distinction et le ton de sa voix est tout en douceur. On discerne nettement de l’éclat dans son attitude.

—    Alors, expliquez-moi comment, vous Isabelle, aimant la vie, en êtes venue à absorber ce mélange de médicaments pour mettre fin à vos jours.

À cette question, le regard d’Isabelle se rembrunit et elle doit admettre que pendant plusieurs jours, elle a vécu le supplice. Une certitude s’était précisée en elle de façon sournoise. La progression d’idées sombres l’avait conduite à établir un plan pour échapper à cet inconfort insupportable. Car le fantôme de la mort la pourchassait et l’attirait insidieusement.

Elle essaie de décrire l’état de détresse dans lequel on l’avait ensorcelée et les événements subséquents. Tout au long de ces révélations et malgré le sérieux de la situation, Marie constate qu’Isabelle ajoute, ici et là, des pointes d’humour dans son discours. Elle note également qu’elle raconte sa tentative de suicide d’une façon plutôt succincte et réductrice. Comme si ce drame n’en était pas un de premier plan. À l’expérience, Marie sait pertinemment que la première rencontre suscite rarement le dévoilement de la vérité dans sa totalité. Aussi, elle la laisse continuer, sans intervenir.

—    Au fil des heures et des jours suivant mon hospitalisation, on m’a posé quantité de questions. Je me suis efforcée de me rappeler les signes prémonitoires, d’étudier mon comportement inhabituel, de fouiller dans ma vie quelque épisode ayant pu m’amener à ce geste extrême. Jusqu’à ce qu’une évidence toute simple s’impose à mon esprit. Alors, j’en ai fait part au personnel médical. » Le ton de sa voix monte de quelques degrés. « Je demandais seulement que l’on m’écoute attentivement et que l’on prenne en considération ma déduction de cet événement. Au contraire, on ne me laissait pas terminer ce que j’avais à dire et on niait fermement que mon raisonnement soit plausible. Comme s’il fallait absolument que mon parcours soit tordu. Comprenez-vous pourquoi je suis ici aujourd’hui ? J’ai besoin que l’on me croie. » Elle s’empresse d’enchaîner. « Dans les prochaines rencontres, je vous ferai part du résultat de mes recherches. Vous verrez alors que mon explication quant à cette tentative est très crédible. » Sa frustration devient flagrante. « Imaginez... Moi, Isabelle Sirois, je quitterais ce monde dans l’éclat du jour. Tout à fait contraire à ma nature plutôt joyeuse. J’aime trop le soleil, la lumière, la vie quoi ! Et pourtant, c’est à trois heures de l’après-midi que j’ai mis à exécution cet acte suicidaire. Impossible qu’il n’y ait pas là une raison sous-jacente relevant de l’exception. »

Elle lance cette dernière phrase avec tant d’intensité qu’elle s’arrête net. Le temps de reprendre la suite, un franc sourire se dessine sur son visage et elle poursuit sur un ton teinté de jovialité.

—    Avouez qu’il y a là tout un paradoxe : choisir la lumière du jour pour filer dans la noirceur de la mort. Je ne peux... » À cet instant, la sonnerie du téléphone l’interrompt brusquement.

Marie, lançant un coup d’œil à l’horloge, s’excuse et prend l’appel. On l’informe de l’arrivée de son phénomène hebdomadaire, comme elle le qualifie, et griffonne quelques notes sur un carnet.

Le téléphone ! Isabelle se retourne vers cet instrument salutaire pour lequel elle a développé une reconnaissance infinie. Chez elle, son décor est maintenant égayé de nouveaux téléphones aux coloris éclatants, histoire de se remémorer jusqu’à la fin de ses jours à quel point cet appareil représente son sauvetage. Puis, elle se permet d’inventorier la pièce dans laquelle elle vient de confier ses états d’âme. Ce bureau dégage une atmosphère tout en féminité. Les diplômes sont exposés discrètement, sans apparat, derrière la table de travail. Celle-ci, une réplique d’antiquité en pin noueux, est spécialement bien réussie avec ses pattes stylées et le contour de sa surface dentelée d’un bout à l’autre. Deux tableaux accrochés fièrement sur le mur du fond la charment par leurs couleurs profondes. Au moment de scruter plus minutieusement les toiles, l’incursion téléphonique de Marie se termine et elle revient vers sa protégée qui saisit que le temps est écoulé.

—    Isabelle, nous retiendrons votre paradoxe pour la prochaine séance. Avec votre accord sur l’horaire proposé, vous pourrez fixer les rencontres à venir avec notre réceptionniste. Je vous laisse mon numéro de téléphone et en cas de besoin, n’hésitez pas. Surtout, soyez assurée de mon soutien, sans restriction.

C’est ainsi que la première ébauche des confidences d’Isabelle prend fin et Marie pousse un grand soupir d’apaisement. Elle se love dans son Victor avec torpeur, s’emmitoufle dans le vide pour mieux rejaillir. Le timbre du téléphone la fait sursauter. Aussitôt, comme un soldat, elle rebondit et s’apprête au prochain combat.

 

4

Isabelle n’offrit aucune résistance et se plia à l’agenda des rencontres réservées à sa cause. Ses séances avec Marie lui apportaient un nouveau souffle. Comme si depuis longtemps, elle se sentait écoutée, considérée et surtout appuyée. Pas de jugement. Jamais un éclair de suspicion dans le regard de Marie. Elle se sent bordée par une grande sphère de compréhension comme si la planète lui faisait signe que ce supplice accidentel avait eu sa raison d’être. Aurait-ce été un détour obligé pour emprunter un nouveau chemin ? Peut-être ?

Tout en se promenant allègrement dans le parc voisin de son domicile, elle prend plaisir à respirer ces premières bouffées d’automne qui lui ravivent le cœur. Le coloris des feuilles qui égaie, la froideur qui s’installe, les maisons qui se réchauffent ; bref, elle savoure cette saison avec délectation. Mentalement, elle récapitule ses visites précédentes et le monologue auquel elle s’était livrée sur la mort de son frère ressurgit clairement dans sa tête. Au cours de cet entretien, elle avait exprimé sa douleur avec tout ce que le cœur pouvait extirper de sa cachette lointaine. Cela devenait indéniable que pendant longtemps, le refoulement de ses émotions l’avait conduite à un jeu de force et de contrôle. Le bureau de Marie s’était transformé en chapelle où le silence se brisait par soubresauts et finalement, l’abcès fut crevé grâce à la perspicacité de Marie.

Cette matinée se termine par la visite d’Isabelle et l’enclave de Marie augure une atmosphère de gravité. À des milles à la ronde, elle ressent la tristesse d’Isabelle. Un besoin urgent d’évasion imaginaire l’incite à examiner les détails de son univers. Comme s’il avait été victime d’un coup de vent, son tableau préféré semble vaciller anormalement vers la droite. Ses yeux se perdent dans cette éclaircie aux colorations graves et joyeuses à la fois. L’illustration de cette clairière donne l’espoir de retrouver le bon chemin. Puis voilà que son inspection lui fait remarquer une encoche à peine visible sur le côté gauche de sa table. La couleur discrète de ses murs nécessiterait un rafraîchissement ; elle devra formuler une demande à cet effet.

Le son du téléphone retentit soudainement. Quelques secondes plus tard, Isabelle apparaît dans l’embrasure de la porte avec une expression affligée. Marie s’empresse de l’apaiser par ses paroles réconfortantes. Son intuition se confirmera.

Lorsque le plan du suicide lui avait été raconté, un détail récurrent avait frappé Marie. Il semblait bien que la perle glissée au cou d’Isabelle au moment de l’acte en révélait un poids sentimental précieux. Constatant que pour la toute première fois, le bijou en question est porté sans dissimulation, Marie entrevoit la lueur de sa clairière et fonce vers ce parcours inexploré.

—    Isabelle, cette jolie perle à votre cou vous a sûrement été offerte par une personne très significative dans votre vie ? Un souvenir particulier doit s’y rattacher, n’est-ce pas ? Car cet objet revenait fréquemment dans le scénario que vous vous étiez programmé comme si ce bijou représentait une bouée.

Elle acquiesce et, tête baissée, débute doucement le récit de la mort de son unique frère. Celui-là même de qui elle avait reçu ce présent d’adieu.

—    Philippe était devenu mon confident, mon soutien ; la personne vers qui je pouvais me tourner pour tout et pour rien. Vous comprenez ? Je lui vouais une admiration sans bornes ; il m’impressionnait par son sens de l’humour, sa curiosité intellectuelle et son intelligence. » L’espace de quelques secondes, elle incline la tête comme si elle cherchait un souvenir lointain. « Enfants, notre différence d’âge, si minime soit-elle, a fait en sorte que nous ne partagions ni les mêmes jeux ni les mêmes amis. Nous avions chacun notre propre territoire. C’est au milieu de mes études secondaires que Philippe et moi avons commencé à développer une complicité, laquelle s’est accrue avec notre déménagement à Montréal.

—    Excusez-moi de vous interrompre, Isabelle, mais vous demeuriez en région ?

—    Oui. J’avais omis de vous mentionner que mes parents s’étaient installés en Mauricie peu de temps après ma naissance. Ils y habitent encore d’ailleurs. » Elle poursuit. « Lorsque Philippe prit la décision de s’inscrire à l’Université de Montréal, j’ai compris à ce moment-là le vide que son absence susciterait dans ma vie d’adolescente et je savais que je vivrais difficilement son éloignement. J’ai alors travaillé sur une solution qui m’apparaissait toute simple. » C’est avec un sourire en coin qu’elle continue. « Pourvu que Philippe accepte ma proposition ! La conjoncture se prêtait favorablement à mon projet puisque cette année-là, j’entreprenais mes études au Cegep. Alors, pourquoi ne pas m’inscrire dans un des Cegeps de Montréal et partager un appartement avec Philippe ? Lorsque je lui ai fait part de mon plan, sa première pensée fut immédiatement dirigée sur la réaction de nos parents. Allaient-ils accepter facilement que nous les quittions tous les deux en même temps ? » Son regard s’éclaire. « Je me souviens lui avoir répondu avec une fougue toute juvénile – Donc, si papa et maman sont d’accord, tu approuves ? – Philippe m’avait prise dans ses bras et avait ajouté – Mais oui, petite sœur ! – Finalement, après quelques discussions intelligentes, nos parents avaient acquiescé à notre souhait. »

—    Ce qui explique votre déménagement en ville.

—    Voilà. Notre cohabitation au cours de ces années d’études a consolidé notre rapprochement. Lorsque j’ai acquis mon indépendance d’adulte, j’étais assurée de pouvoir compter sur mon frère, quelle que soit la situation. Les difficultés, c’est avec lui que je les traversais. Les joies, c’est en sa compagnie que je les partageais. C’est ainsi qu’au fil du temps, Philippe s’est transformé en protecteur. Il était devenu ma forteresse.

Le poids du drame, qu’Isabelle se prépare à ranimer, enveloppe la pièce dans un silence profond. Marie prend soin de ne pas intervenir. Quelques secondes s’écoulent puis Isabelle, relevant courageusement la tête, continue son récit d’une voix chancelante.

—    Un jour, sans avertissement, cette maladie impitoyable dont je n’ai même pas besoin de vous mentionner le nom s’est accrochée farouchement à Philippe. Lorsque la médecine le condamna à un verdict fatal, ce fut l’effondrement absolu. On ne lui accordait que peu de temps : tout au plus, un mois. Son organisme résisterait pendant quatre semaines ; sa vie lui serait subtilisée dans les vingt-huit jours ; et moi, je ne pouvais espérer plus de six cent soixante-douze heures à me répéter Mon frère est vivant. Encore aujourd’hui, je ne peux expliquer le pourquoi de ce calcul. Comme si de mettre des chiffres sur un reste de vie pouvait m’aider à surmonter cette épreuve. » Elle prend une grande respiration. « Cette injustice m’arrachait le cœur. J’essayais de me convaincre que je nageais dans un mauvais rêve et en même temps, je savais que nul n’est à l’abri de ce démon mortel. »

—    Avez-vous éprouvé de la révolte ou de la colère ?

—    Étrangement, non. Une fois le choc passé, tout ce qui comptait pour moi était de me consacrer à mon frère afin de lui apporter réconfort et douceur. Mes énergies devenaient trop précieuses pour me permettre de les gaspiller à en vouloir au monde entier de cette terrible iniquité. D’autant plus que l’hôpital, les médecins, les infirmières, les soins palliatifs, tout cela m’était totalement inconnu. Mais vous savez sûrement, Marie, que dans une situation aussi dramatique que celle-là, on ne peut pas s’attarder à notre peine, car si on le faisait, on en perdrait tous nos moyens. On va au plus urgent. C’est une question de survie. Tout au cours de la dégradation physique de Philippe, je me devais de garder la tête hors de l’eau pour ne pas me noyer dans cet abîme. Mon frère avait grand besoin de moi et mes parents également. J’ai tout de suite su que je prendrais tout sur mes épaules. Il me fallait épargner papa et maman le plus possible, même si cela demeurait un vœu pieux.

Elle penche la tête comme si elle avait quelque chose à se faire pardonner.

—    C’est là que j’ai réalisé combien j’avais fait preuve d’égocentrisme envers Philippe. Depuis toutes ces années où nous avions entamé notre vie de citadins, continuellement, il s’était soucié de moi, s’était inquiété, s’était assuré de mon bien-être. Et moi, pendant ce temps, avais-je seulement pensé à lui, vraiment ? La réponse était Non. Je m’étais confortée dans ma position de sœur choyée et je n’avais pas vu plus loin. À l’annonce de cette maladie foudroyante, je me suis rendu compte que je connaissais si peu de lui et de sa vie.

—    Votre frère était sans doute un être secret.

—    Oui... je crois. Bien sûr que, de temps à autre, je le questionnais, mais ses réponses s’avéraient plutôt évasives et mon égoïsme ne me poussait pas à investiguer davantage. Je me suis sentie coupable de l’avoir négligé.

Marie pose sur sa patiente un regard interrogateur. Aussitôt, Isabelle saisit le sous-entendu.

—    Non, je n’ai pas laissé longtemps place à ce reproche inutile. De toute façon, pouvais-je faire un retour en arrière ? » Elle hausse les épaules. « Il me restait une dernière chance de lui prouver mon amour et de lui accorder tout mon temps. Mais malgré mes bonnes intentions, Philippe est parti en emportant avec lui les silences de sa vie car l’aspect matériel a rapidement pris le dessus : préparer la fermeture de sa petite entreprise, l’accompagner chez le notaire, liquider certains de ses biens. Enfin, vous voyez ? Le tourbillon.

Deux semaines plus tard, la réalité nous rattrapait et je le conduisais à son dernier refuge ; le personnel de l’hôpital l’y attendait. Horrible. Il n’y a pas d’autre terme pour décrire cette scène où Philippe, droit comme un prince, avance vers les murs de sa propre mort.

Isabelle peine à continuer.

—    Pardonnez-moi. C’est la première fois que je parle de mon frère ainsi. » Elle prend un papier-mouchoir et sèche ses yeux.

Marie, toute en attendrissement, la réconforte et l’encourage.

—    Puis, un après-midi où... » Elle détourne son regard et fixe ses mains. « Ce mercredi-là, je ne l’oublierai jamais. » Elle insiste. « J’ai frappé délicatement à sa porte et lorsque je suis entrée, le soleil ardent qui perçait à travers les stores, m’a fortement éblouie. À tel point que j’en ai éprouvé une sensation étrange. Comme si un parfum de béatitude se dégageait de cette unité palliative. Le visage de Philippe revêtait les traits d’un ange ; il semblait qu’aucune souffrance ne pouvait plus l’atteindre. Je me suis approchée doucement et il a ouvert les yeux. Avec son grand sourire courageux, il m’a pris la main et m’a demandé de regarder dans le fond du tiroir de sa table de chevet et de prendre le contenant qui s’y trouvait. Ce que j’ai fait. « C’est pour toi, petite sœur. » Comment avait-il pu dissimuler jusqu’à ce jour ce délicat boîtier de velours ? Aux abords de la mort, il réussissait une fois de plus à m’impressionner. Avec toute l’immensité de son amour fraternel, il m’offrait son cadeau d’adieu, une perle magnifique. J’étais ébranlée à ne plus savoir... » Et elle éclate. Un torrent de larmes entrecoupées de soupirs saccadés.

Une puissante émotion gagne Marie ; se ressaisir lui demande un effort considérable.

—    Vos larmes sont salutaires, Isabelle. Ne les refoulez surtout pas.

Lentement, Isabelle termine l’épisode de ce cadeau d’adieu.

—    J’allais perdre mon frère pour toujours et ce qu’il me resterait de lui était contenu dans cet écrin. Mes yeux se sont embués. Je fixais la perle sans avoir la force de le regarder, lui. C’est alors qu’il me demanda de l’aider à se soulever afin de s’asseoir un peu plus confortablement. Il avait réussi à dédramatiser ce moment, triste et beau à la fois. Ses oreillers replacés, je me suis installée à ses côtés, occupant le petit espace restant. Doucement, dans un réflexe d’amour inconditionnel, nous avons appuyé nos têtes l’une contre l’autre puis nous nous sommes mis à pleurer, en silence. Jusqu’à ce qu’il s’endorme d’épuisement. » La voix lui manque. « Ce souvenir de nous deux a marqué un grand moment d’intensité et demeure pour moi le plus précieux de toute ma vie... Mes parents arrivèrent dans la soirée et à partir de cet instant, jour et nuit, nous l’avons veillé. Quelques jours plus tard, Philippe, bien malgré lui, nous quittait doucement, sans esclandre, dans une résignation admirative. »

De sanglots en larmes, de pleurs en chagrins, Isabelle relate dans les moindres détails les derniers moments de vie de son frère. Son cœur se déleste désespérément de tout ce qu’il retenait depuis ce temps. Plus elle se livre et plus elle se délivre. Elle n’avait pas constaté jusqu’à quel point son intérieur avait pu se meubler de tant de souffrance inavouée. Elle vient maintenant d’en partager le contenu le plus profond. Une odeur de consolation traverse la pièce et un sourire réapparaît chez Isabelle. Elle pousse un soupir de soulagement et poursuit son récit sur un ton de dégagement et de lucidité.

—    Le court laps de temps qui avait été accordé à Philippe en vue de la grande finale avait revêtu l’habit de l’intemporel. Tout était trop bref, tout était sans fin. À devoir réagir face à la maladie, à soutenir mes parents dans cette épreuve inconsolable, à envelopper mon frère des quelques miettes de réconfort possible, à m’entretenir avec le personnel médical, à prendre toute la responsabilité, cela fut terrible. La situation s’était inversée : c’était à mon tour de devenir la protectrice de mon frère. Comment allais-je vivre l’Après ? La vie s’est chargée de m’engourdir dans un remous qui ne me laissa pas de répit et heureusement ! Ma présence auprès de mes parents fut un impératif. Je les visitais régulièrement, leur téléphonais presque tous les jours et les affaires légales de Philippe exigèrent énormément d’heures de travail. Lorsque je dus réintégrer mon poste d’informaticienne, mon directeur de service m’ayant autorisé un congé indéterminé, le boulot m’attendait en force et finalement c’était très bien ainsi.

—    Et maintenant, Isabelle ?

—    Je me considère privilégiée d’aimer la vie et de savoir reconnaître mes petits bonheurs. » Elle s’arrête un instant. « Après le départ de Philippe, j’ai transformé cette absence en une grâce, si je puis m’exprimer ainsi. Je le sentais constamment dans ma vie. Je me convainquais qu’il perdurait dans son mandat de protection envers moi et qu’il serait toujours là pour me supporter, mais d’une façon différente. J’avais magnifié cette mort affreuse. J’avais réussi à ne pas me laisser abattre. Je me répète tous les jours que c’est dans ma nature d’apprécier la vie ; je crois que ma naissance fut augurée sous une bonne étoile ! » Elle termine en ajoutant : « J’ai l’impression d’avoir fait fondre un immense iceberg. »

Après un court instant d’hésitation, son regard s’illumine et elle s’exclame :

—    Ce délestage d’émotions, accompagné d’une certaine fatigue, est sur le point de me faire dire n’importe quoi. Je vais donc m’arrêter là !

Elle pose ses mains sur ses joues, tout en évaluant la contenance de Marie, puis s’esclaffe d’un rire tout ce qu’il y a de plus authentique. Quelle détente après tant de larmes ! Mais elle ne tient pas parole et ne peut s’empêcher de raconter une anecdote totalement loufoque sur son frère au moment de leur arrivée dans la grande ville. Impossible à toutes les deux de résister à cette bouffonnerie, un nouveau rire se déclenche et complète la fin de l’entretien.

Isabelle ramasse son imper et avant de laisser Marie, lui murmure :

—    Merci infiniment d’avoir déterré cette perle enfouie en moi.

L’occupation de ramasseuse de confidences et de réparatrice de cœurs écorchés oblige à une abstraction totale de relations extérieures avec les gens en consultation. Mais dorénavant, Marie sait qu’un sentiment différent se dessine envers cette douce Isabelle. Inutile d’essayer de se convaincre qu’elle demeure insensible à ses propos ; les émotions de l’une sont rattrapées par l’autre et se faufilent dans le couloir d’un rapprochement inévitable. De plus en plus, elle est persuadée que leurs chemins se croiseront au-delà du rapport professionnel. Cette réflexion terminée, elle se rappelle qu’elle doit téléphoner à sa mère. Elle soupire et se dit qu’un bavardage avec Michelle lui fera le plus grand bien.

En déposant le récepteur, son estomac crie famine et elle s’enquiert auprès de ses collaborateurs si de bonnes âmes se rendraient disponibles à venir casser la croûte en sa compagnie. Ils esquissent un drôle d’air tout en se tournant vers l’horloge. Marie prend alors conscience de l’heure ; elle en avait perdu toute notion !

 

 

 

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