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Seul sur le balcon de son appartement en ce samedi de la mi-octobre, François se sent cafardeux. L’horizon, dans son dépaysement assuré, le refroidit. Supporter cette chaleur exceptionnellement accablante, entendre les cris des enfants dissimulés, percevoir le vrombissement des voitures invisibles relèvent aujourd’hui de l’exploit.

Ce contrat à l’international, dont il s’était fait un objectif de vie, devient à l’image de ce climat : suffocant. Il avait grandement espéré cet exil professionnel afin de concrétiser son rêve de gamin. Petit, lorsqu’il improvisait avec ses Légos des circuits innovateurs de chemins de fer, de routes, de tunnels, il voulait révolutionner les continents par ses découvertes. Il pouvait se concentrer pendant des heures à modifier, améliorer ses structures, jouer au casse-tête avec ses nombreuses pièces. Seul dans son monde d’invention, il y retrouvait son bonheur d’enfant. Son père, ingénieur dans la construction et la réfection des réseaux routiers, l’avait grandement influencé en lui manifestant son admiration à la vue de ses assemblages astucieux ou en lui racontant ses anecdotes de travail. L’encouragement de son grand-père Edgar avait également participé à cette attraction dans le choix futur de sa profession d’ingénieur.

Depuis bientôt deux ans, il se voue à l’achèvement d’un circuit ferroviaire dans la région de Kabylie où cette Algérie est constamment tourmentée par ses travers politiques et religieux. Il n’avait pas envisagé de se retrouver sur un contrat où les enjeux humains s’enlisent dans l’isolement, pour se prolonger en quasi-séquestration. Sa firme assurait la protection de ses employés et appliquait une sécurité responsable. Quelques mois auparavant, la compagnie avait émis une directive à l’effet d’éviter tout éloignement de Tizi Ouzou et des sites de construction, à moins d’être en présence d’un accompagnateur local. Parfois, ces contraintes l’exaspéraient et aujourd’hui, l’atmosphère lourde et humide y contribue davantage. Son unique journée de relâche hebdomadaire... et il la vit dans la mélancolie. L’Algérie en serait-elle la seule responsable ?

Le courriel d’Alexandre remonte déjà à plus d’une semaine. Il est probablement trop envahi par la fébrilité de ses balbutiements amoureux ! De nombreuses fois, il a relu le message de son fils.

« Papa, ça y est ! Tu ne le croiras pas, et moi non plus ou plutôt oui, j’y crois fermement. Quand je l’ai vue, tout de suite, j’ai su. Je t’assure. J’ai tout compris : c’est ça le coup de foudre. Je me souviens à peine des premières paroles que je lui ai adressées, mais je n’oublierai jamais ses yeux s’immobiliser sur les miens avec une intensité qui ne trompe pas. Papa, j’ai 20 ans et je suis en amour ! Je sais qu’elle et moi, nous sommes faits pour être ensemble... » et les mots déferlent dans une effervescence juvénile.

Quel attendrissement que de lire son fils qui ne semble avoir aucune réserve à se tourner vers son père. Tout parent en souhaite autant dans la vie. François se considère privilégié de participer à l’euphorie des premiers vrais moments amoureux et des certitudes inébranlables d’Alexandre. Le père n’a d’autre choix que de jubiler devant le bonheur de son garçon.

Mais justement, il se sent mitigé. Bien sûr, l’exaltation de celui-ci l’enthousiasme, mais elle lui fout aussi cette morosité persistante. Les prémices de cet amour naissant ne l’indisposent-elles pas en provoquant chez lui une répercussion introspective sur sa vie personnelle ?

Le coup de foudre d’Alexandre lui jette en plein visage son ignorance sur la nature de cette ivresse. Cela le perturbe grandement. Pas le bonheur de ce dernier. Mais plutôt sa propre inaptitude à ne pas avoir su s’ouvrir à l’alerte de cette magie fulgurante que tout homme espère.

Sans le soupçonner, ce jeune adulte donne une leçon à son papa de 43 ans. Alexandre ne s’est pas laissé freiner par cet orgueil masculin qui aurait pu tout gâcher. Quitte à se ridiculiser, à souffrir, à attendre, il a foncé vers cet éclair amoureux sans se poser de questions sur sa possible maladresse, sans s’inquiéter de sa réussite, sans barrière aucune. La bravoure du fils engendre la déception du père envers lui-même. Il ne s’était pas accordé la permission de connaître ces effusions. Fallait-il en blâmer quelqu’un ? Surtout pas. Ou alors Alexandre endosserait le rôle du principal coupable.

Sylvie ! Pour qui il avait éprouvé des sentiments de tendresse, comme ça, lentement, sans tapage. Dans le confort et sans effort. C’était juste bien. Se qualifiant d’homme modéré, il avait trouvé en Sylvie la compagne idéale où le temps se déroule sans remous et avec régularité.

Grâce aux prêts étudiants ajoutés à leur emploi de dépannage, un minuscule logis avait contribué au démarrage de leur existence commune dont ils s’accommodaient agréablement. Dans ces quelques pieds carrés, leur jeune vie adulte empreinte du va-et-vient des amis les enchantait. Bref, la vingtaine leur procurait des moments plus que satisfaisants.

Jusqu’au jour où cet enfant s’était annoncé. Sans planification et en les prenant au dépourvu après seulement quelques mois d’emménagement dans leur appartement. Cela impliquait de grandes décisions, car cette situation remuait leur vie ainsi que leur avenir respectif. Avaient-ils déjà projeté un jour de s’engager sérieusement pour fonder une famille ? Leur couple étant encore en mode prélude, ce propos n’avait pas été soulevé. Se sentaient-ils prêts à donner à ce futur bébé des parents responsables et solidaires ? Ou une union en instance de séparation au moindre soubresaut ?

Remis de la secousse, tous les deux s’accordèrent sans discussion ; si cet enfant s’était manifesté à ce moment de leur existence, celui-ci méritait de vivre.

Sylvie et François. François et Sylvie. Ces deux prénoms résonnent dans sa tête. Plusieurs pages de calendriers avaient été tournées avant de repousser les limites de cette affection amoureuse en un malaise insidieux. Les dix chandelles d’Alexandre ont été soufflées en présence de ses deux parents. Après, c’est une autre histoire.

L’avènement prématuré de mon fils m’aurait empêché de connaître le coup de foudre ? Non, mais je dévie honteusement ! Calme-toi... comme dirait mon père. Quelle absurdité de vouloir condamner un innocent.

Marie le réprimanderait illico, c’est certain. Elle lui servirait un argument solide et il n’aurait d’autre choix que de l’entériner. Il s’ennuie de sa petite sœur en ce moment. De plus en plus, les retrouvailles d’une atmosphère familiale le tenaillent, comme un urgent besoin d’oxygène.

Il se réconforte de cette confirmation de vacances reçue la veille. Son Chef de mission demeurera en poste sur le chantier durant la totalité de la période des Fêtes. Ainsi, Charles et lui pourront bénéficier d’un retour au Québec pour Noël et le Jour de l’An. Quel soulagement il avait ressenti de ce dénouement tant espéré ! Maintenant, il lui reste à s’armer de patience jusqu’au jour J.

Le sourire lui revient et il s’attaque à la lecture d’une étude sociologique sur la génération X, rapportée de son précédent séjour au Québec. Charles, son compagnon de travail et colocataire, devrait arriver sous peu avec les quelques victuailles qui serviront à préparer leur souper. À tour de rôle, ils se partagent la tâche du samedi soir : cuisiner un repas un peu plus élaboré. Ce soir, c’est au tour de son compatriote d’agir comme chef. Ils jaseront de tout et de rien, en incluant évidemment les dernières étapes du réseau ferroviaire. Demain, ils reprendront le chemin du travail, reverront leurs camarades algériens et seront heureux de coopérer à cette réalisation commune. Bref, la vie a toujours ses bons côtés !

 

6

La semaine tire à sa fin et Marie referme ses dossiers avec satisfaction. De sa fenêtre s’annonce timidement une teinte automnale. Elle s’y attarde longuement et la vision d’un bon repas en compagnie de ses parents se dessine dans son horizon imaginaire. Une bouffée de joie l’envahit et, sans tarder, elle compose leur numéro, histoire de s’inviter.

—    Allo papa, tu vas bien ?

—    Oui, merci. Je suis surtout heureux d’entendre la belle voix de ma petite Marie. » Florent ne peut s’empêcher d’adopter un ton de taquinerie. « Et toi, comment se passe ta vie de jeune fille occupée ? »

—    La quadragénaire se porte bien et même très bien. » Puis, elle enchaîne avec volubilité sur sa dernière sortie, le travail et autres sujets.

—    Ma foi, tu m’apparais dans une forme superbe. Y aurait-il anguille sous roche ? Un événement digne de mention ?

—    Euh... non... oui... l’espoir de partager avec vous deux votre samedi soir !

—    Si je comprends bien, nous aurons le privilège de voir notre unique fille.

—    Hum... en effet.

—    Et quelle chance, car Michelle préparera son fameux canard à l’orange, un de tes mets préférés. Ça ne peut mieux tomber, n’est-ce pas ? Donc, on se dit À demain, à l’heure qui te conviendra et ainsi tu pourras nous raconter les nouveaux bonheurs de ta vie.

—    Tu me fais sourire, papa. J’apporterai les fromages et le dessert. Je devrais me pointer entre 17 h et 18 h. Et cette fois... n’oublie pas d’avertir maman. » Elle termine son appel accompagné de son rire inimitable.

En déposant le récepteur, Florent s’interroge sur les motifs du possible engouement de sa petite Marie. Les variantes de sa voix trahissaient une fébrilité inhabituelle. Une rencontre amoureuse, une promotion inattendue ou un projet inusité en serait-il la source ?

Il la connaît sa fille. Bien que la bonne humeur soit une caractéristique fondamentale de sa personnalité, il est capable de détecter une valeur ajoutée, lorsque c’est le cas. Si toutefois, l’amour est en cause, la probabilité qu’elle s’ouvre à ses parents s’avère à peu près nulle car, à ce sujet, elle fait preuve d’une réserve quasi absolue. Qu’importe que Michelle ou lui ne soit pas dans les secrets de Marie ! La priorité se situe dans le confort moral de sa fille et il apparaît qu’elle vit actuellement une période dynamisante.

Là s’arrêtera donc son incursion courtoise dans la vie de Marie. La discrétion inconditionnelle représente une garantie de confiance envers sa progéniture adulte et il compte bien persévérer dans cette voie. Alors, demain, il se taira et ne posera aucune question importune.

Marie raccroche avec un grain de perplexité. Il lui semble, aujourd’hui, que la curiosité de son paternel s’est faite insistante. Dans le fond, elle sait bien qu’il veut simplement lui démontrer que, tout en acceptant son mutisme, sa main tiendra toujours celle de sa petite fille, quels que soient ses choix. Toutefois, il lui donnait l’impression de jouer au devin. Car, elle doit bien se l’avouer, depuis qu’Isabelle a franchi la porte de son bureau, elle a l’étrange sensation que son arrivée lui inspire un nouveau souffle. Tout ceci n’est peut-être que pure fabulation de sa part et pourtant... elle ne peut s’empêcher d’y voir un espoir de changement dans sa propre vie.

L’horloge indique 17 h 15. Marie se surprend de cette fébrilité qui la gagne. Pourtant, un souper chez ses parents ne devrait pas susciter autant de débordements. Tout en s’apprêtant à rassembler ses victuailles de luxe, elle revoit le visage d’Isabelle et cet éclat de rire inopiné à la suite d’une anecdote concernant son frère. Elle se sent troublée de s’attarder ainsi à une de ses patientes. Allez ouste, Michelle et Florent t’attendent !

Le temps s’est enrobé de fraîcheur ce soir. Les astres peuplent le ciel comme une équation sans fin. Même ce qui n’a pas d’odeur sent divinement bon. Marie respire à pleins poumons et sourit à son étoile angélique. Elle ressent souvent une culpabilité à savourer ces petits moments d’euphorie face à la vie ; elle en déduit qu’il y a sûrement un lien avec sa profession.

Sa voiture stationnée, elle contemple le domicile familial. À chaque visite, « elle rentre au bercail » comme si le cordon ne s’était jamais coupé. Et pourtant, elle sait pertinemment qu’un jour ou l’autre, elle deviendra orpheline.

Au son du carillon, une fois de plus, le rituel d’accueil est respecté. Florent émet un toussotement vigoureux, tourne le loquet et comme par enchantement, tout s’ouvre à Marie. Elle s’empresse de déposer ses produits sur la banquette de l’entrée et dès lors, les bras énergiques de son papa l’étreignent fortement. Sans tarder, sa mère répète les mêmes gestes de tendresse envers sa fille.

Marie franchit la porte vitrée du grand vestibule et pénètre alors dans une vaste surface, chapeautée d’un plafond cathédrale digne d’une église. À la droite, le salon ; et tout en bas, après une descente de trois marches, la spacieuse salle à manger. Une balustrade sculptée sépare ces deux pièces ouvertes l’une sur l’autre. Elle adore cette première vision du foyer familial. Tout au fond de la pièce souveraine trône majestueusement un superbe piano droit, de style rustique, au bois enduit de vécu et de mystère. On ne peut qu’être ébloui à la vue de cet instrument, héritage d’Edgar, le grand-père paternel.

L’exploration se poursuit avec l’ameublement sans ostentation, mais de très bon goût. Les causeuses, dans des tons imprimés bruns, témoignent d’un confort à n’en plus se relever. Marie a toujours eu un faible pour ces dernières et avait même espéré les récupérer un jour. À la blague, Michelle et Florent s’étaient qualifiés de trop jeunes pour se séparer de leurs habitudes ! Les fauteuils droits aux teintes douces se marient discrètement au reste du mobilier. Aux murs, des tableaux qui ne laissent pas indifférents, agrémentent de leurs coloris cette pièce maîtresse. La fenêtre-serre, habillée de lattes, assure une légère intimité, car Michelle avait tenu à conserver vue sur l’extérieur et son imposante épinette bleue.

Le couple avait acquis cette demeure en établissant un critère majeur : la nécessité de quatre chambres avec possibilité d’un sous-sol convenable pour enfants en future voie d’adolescence. La participation financière des parents de Florent avait grandement contribué à la décision d’achat de cette habitation qui dépassait largement leur budget. La réflexion d’Edgar lui dictait d’aider ses deux garçons, non pas une fois enfermé dans la tombe, mais bien portant sur ses deux jambes. Ainsi, il pouvait être témoin de leur reconnaissance tandis que six pieds sous terre, aucun écho ne parviendrait jusqu’à lui. Il faut le souligner, il ne faisait que perpétuer l’exemple de son propre père.

Le quatrième petit-enfant s’annonçant, Edgar s’était mis en tête que, subtilement, il inciterait son fils à acheter éventuellement une maison dont le luxe principal se situerait au niveau de la dimension. De plus, connaissant l’ardeur de sa belle-fille, il était convaincu que lorsque le petit dernier atteindrait l’âge scolaire, elle retournerait sur le marché du travail. Ce qui s’avéra le cas. Edgar bénéficiait d’une certaine aisance financière. Il voulait reconduire la tradition et épauler à son tour son descendant. Jeannine l’approuva totalement dans cette optique.

Lorsque Frédéric souffla ses trois chandelles, Florent et Michelle décidèrent d’acheter cette grande propriété. Ainsi, François à huit ans, devenait le roi incontesté de sa chambre. Marie, l’unique fille âgée de sept ans, avait droit à son espace personnel et finalement Félix, cinq ans, protégeait son frérot en partageant le même univers. Un accommodement plus qu’acceptable !

En traversant la salle à manger afin de déposer ses provisions à la cuisine, Marie admire la longue table de style réfectoire, dressée joliment par les bons soins décoratifs de sa mère. À la demande de celle-ci, son beau-frère Éric, béni des dieux par un talent prodigieux d’ébéniste de garage, avait fabriqué ce meuble lorsque la famille s’était agrandie avec les nombreux amis envahissant la galaxie des Lompré.

Les parfums de la cuisine embaument la maison et l’assurance d’une soirée sympathique s’ébauche. Florent, avec un plaisir manifeste, propose aux deux femmes de sa vie un kir royal et les invite à prendre place dans la salle de séjour. Il fait sauter le bouchon du vin mousseux et répartit les quantités judicieusement calculées avec l’adresse d’un serveur d’expérience. Pendant ce temps, mère et fille s’accordent sur un choix musical, tout en sachant bien que Florent y mettra du sien au moment du repas. Dans un geste théâtral, ce dernier s’avance et tend à ses dames une flûte contenant leur apéro favori.

Puis, il s’assoit et se réjouit à l’avance de faire connaître la bonne nouvelle à Marie.

—    Nous avons une primeur pour toi. Un courriel de François nous confirme sa présence au Québec pour la période des Fêtes.

Florent ne relevait plus le choix de sa fille de refuser un ordinateur chez elle ; il ne comprenait pas son entêtement, mais respectait maintenant sa décision.

—    Mon grand frère qui viendra célébrer avec nous cette année. Fantastique ! » dit Marie avec enthousiasme. « ll faut réunir toute la famille et organiser un gros party comme avant. Qu’en pensez-vous ? »

—    On se calme, Marie ! Il est un peu tôt pour commencer à marquer le calendrier, mais l’on compte bien souligner ce moment par un rassemblement mémorable, n’est-ce pas Michelle ?

Michelle, de son côté, renchérit plutôt sur l’absence de François.

—    De le savoir aussi éloigné et peut-être en danger m’inquiète. Heureusement, la communication écrite nous sécurise. Mais...

—    Mais maman, sa protection est assurée là-bas et il y réalise son ambition professionnelle.

—    Oui, oui, je comprends que cette expérience en Algérie lui procure une grande fierté et je ne peux l’en blâmer. » Après un long soupir, elle poursuit.« Son contrat se terminera au printemps prochain. Enfin ! Je ne serai tranquillisée que lorsqu’il aura réintégré son bureau du centre-ville. »

Aussitôt, Florent saisit au vol l’occasion d’enchaîner.

—    Moi aussi, j’aurais aimé pouvoir en faire autant. À travers François, j’ai l’impression de réaliser un peu mon rêve. Et puis, je suis abondamment récompensé par le choix de François d’avoir suivi mes traces et celles de son grand-père. Trois générations d’ingénieurs, en plus d’une quatrième qui semble se confirmer par Alexandre, la tradition se poursuit. Quelle fierté !

Marie, plus ou moins attentive à ces propos maintes fois entendus, songe aux possibilités de retrouvailles à cette période de l’année qu’elle affectionne tant et qui s’imprègne de magie.

—    C’est formidable que François puisse bénéficier de ce congé. Il faut réserver Félix et Frédéric avant que leurs belles-familles ne les retiennent dans leur carnet des Fêtes. Je tiens à ce qu’il n’en manque aucun. Et puis, pourquoi ne pas vérifier du côté des oncles et des tantes ? Oh oui ! J’aimerais tellement que l’on soit tous réunis, comme dans le temps.

Marie s’en réjouit déjà. Elle se sentait toujours enfant à l’approche de Noël. Avec une pointe d’humour, elle ramène le sujet sur François.

—    Au fait, l’expérience du locataire récidiviste ne vous pèse pas trop lourd à la longue ?

—    Tu connais le dicton Les enfants ne sont jamais partis de la maison. Il s’applique à nous aléatoirement et nous ouvrons notre porte à François avec bonne humeur. Tu sais, nous nous habituons dangereusement à ses épisodes de retour et sincèrement, lorsqu’il nous transmet sa date d’arrivée, il y a de l’effervescence dans l’air. Ta mère recommence à frotter exagérément et prépare des menus pour une armée. Michelle détient un record plutôt faible en calcul !

—    Admettons que la retraite me fournit l’occasion de choisir mes loisirs, n’est-ce pas ? » réplique-t-elle sur un ton enjoué à l’endroit de Florent puis elle se tourne vers Marie. « François reprend sa place sans bruit et sa présence nous rajeunit. En plus, l’enfant s’est transformé en adulte et a acquis un certain sens de l’organisation. Ce qui représente un aspect non négligeable ! »

Le trio s’esclaffe et la conversation se poursuit, avec quelques balivernes ici et là.

Lorsque Florent se lève en direction des étagères musicales, Michelle et Marie se jettent un œil complice et comprennent que le signal muet du passage à table retentira bientôt.

Alors que Michelle s’amène vers la cuisine, Florent s’apprête à sélectionner minutieusement les airs classiques qui accompagneront le repas. Marie en profite pour l’observer. Il semble que sa chevelure grisonnante s’éclaircit davantage ; son visage écope également de quelques nouvelles ridules, mais sa posture n’a pas vieilli d’une courbe. À soixante-six printemps, il appert que le charme de son papa perdure.

Le vin ouvert, les plats sur la table, le moment de la dégustation s’amorce. Après une légère entrée, Marie jubile à savourer avec autant de délectation le canard nappé de cette sauce dont personne, sauf la chef, ne connaît le secret et qui s’avère absolument divine. Rien ne manque à ce tableau enchanteur. Au fait, comment nomme-t-on ces ondes invisibles qui se transforment en doses d’harmonie, de connivence, de complicité ? Marie ne saurait les baptiser, mais ce soir, elle en raffole.

En présence de Michelle et Florent, les échanges prennent une tournure vivante et colorée. Tous les deux sont très animés et finalement, la retraite leur sied vraiment bien. Ils s’en accommodent intelligemment et avec agrément. Comme la majorité des couples, ils ont traversé des crises, mais aujourd’hui, elle les sent heureux ensemble et c’est merveilleux de les voir se titiller, s’agacer. Après toutes ces années, ils s’impressionnent encore l’un l’autre et cela symbolise sûrement un gage de leur durée.

Florent entame son volet actualité. Marie devient alors volubile, s’enflamme et met à l’épreuve son sens de l’argumentation. Florent la provoque gentiment et les points de vue de chacun fusent sur une tonalité qui ferait dresser les cheveux de Mozart ! Le trio ne s’ennuie pas et cela saute aux yeux que les parents regorgent de fierté envers leur fille.

Après les fromages et le gâteau aux trois chocolats, le café signale que la soirée s’achève et l’horloge sonne 23 h 30. Marie repart, rassasiée dans son estomac et dans son cœur. Cela lui a fait un bien fou de se retrouver avec ses parents, dans SA maison ! Quelle chance de goûter à toute cette richesse humaine autour d’elle !

Pendant que Michelle termine de nettoyer le comptoir de cuisine, elle ne peut s’abstenir de penser à sa Marie. Ce soir, elle a constaté une jovialité plus accentuée qu’à l’habitude. Elle aurait tellement souhaité devenir sa confidente, mais elle devait abdiquer. Sa fille demeurait très secrète, surtout sur ses relations amoureuses.

Elle rejoint Florent déjà installé au lit avec sa lecture tardive. Pour la xième fois, elle ne peut se retenir de lui faire part de ses appréhensions.

—    Michelle, tu t’interroges trop. Tu devrais t’y faire, depuis le temps que Marie ne nous dévoile aucunement les aléas de ses amours. Elle a choisi la discrétion, respectons-la.

Florent délaisse son livre et Michelle se blottit tout contre lui, pour chercher un peu de consolation. À 42 ans, leur fille n’a pas connu la maternité et aucun amoureux ne semble occuper son horizon.

—    Ne t’inquiète pas outre mesure, elle est heureuse. Et puis, pourquoi ne lui serait-il pas permis d’aller puiser des petits bonheurs en cachette ? Ne te fais pas de souci. » Florent sait déjà qu’elle reviendra sur le sujet qui la tracasse.

—    Flo, excuse-moi de me répéter, mais je doute que son orientation soit dans la même direction que nous. Enfin tu comprends ce que je veux dire ?

—    Et puis ? Nous n’aurions d’autre choix que de l’accepter. Il faut éviter de dramatiser. Si notre Marie trouve son bien-être auprès d’une de ses pairs, nous devrons composer avec cette situation et je suis persuadé que nous nous en accommoderions très bien. Cesse de te questionner. » Il la gratifie d’un sourire apaisant.

—    Tu as raison. Mais mon intuition me dicte qu’elle vit quelque chose de particulier actuellement. Depuis combien de temps n’est-elle pas venue souper avec nous au cours d’une fin de semaine ?

—    Depuis quelques pleines lunes, je suppose.

—    Marie s’annonce ainsi lorsqu’une nouveauté se pointe dans sa vie. Elle ne parle pas, mais je le ressens fortement. En espérant que ce soit pour le mieux. » Elle soupire, replace ses oreillers et fixe Florent dans l’attente d’un commentaire.

—    Très bonne conclusion. Tu commences à réaliser le bon sens ! Maintenant, que dirais-tu de diriger nos énergies sur des Fêtes délirantes de joie avec la présence de tous nos enfants ?

Florent l’entoure affectueusement de ses bras vigoureux. Il l’aime sa Michelle ! Les moments pénibles s’étaient verrouillés dans leur passé et aujourd’hui, ils protègent précieusement leur bulle sentimentale en s’accrochant à ce qui leur reste de futur. En éteignant la lumière, il pousse une bouffée de satisfaction.

Toutefois, Michelle n’avait pas terminé.

—    Par contre, Florent, je me console lorsque je vois l’amitié qui s’est développée entre François et Marie. Ma fille ne m’a sûrement pas choisie comme confidente, mais elle a su se tourner vers son frère.

—    C’est vrai qu’on a toujours senti qu’il y avait une belle chimie entre ces deux-là.

—    Et as-tu remarqué que nos deux plus vieux sont plus proches de nous ? Tandis que Félix et Frédéric démontrent plus d’indépendance.

—    Je suis tout à fait d’accord avec toi. » Florent semble réfléchir à haute voix. « Il arrive parfois que je me pose la question sur la raison de cette différence. Pourquoi en serait-il ainsi, d’après toi ? »

—    Je crois que la formule pourrait se décrire comme ceci. Pour François et Marie, nous représentons leur sécurité émotionnelle, leur bouée. Ils ne sont pas stabilisés dans leur vie amoureuse. Ils recherchent, espèrent et attendent une répercussion positive dans leur avenir personnel.

—    Bonne analyse ! En plus, nos suppositions sur la vie de Marie et nos connaissances sur celle de François peuvent nous faire conclure qu’ils ont probablement vécu des similitudes dans la traversée de leurs histoires affectives.

—    Quant à Félix et Frédéric, tu te souviens Flo... lorsque nous avons emménagé dans cette maison, le partage de leur chambre en a fait des alliés assez rapidement. D’ailleurs, je soupçonne que leurs conjointes ont été choisies en fonction de leur entente mutuelle. Les deux couples s’organisent régulièrement des activités communes.

—    Et leurs deux gamins ont sensiblement le même âge, un point de plus.

—    Conclusion : nos quatre enfants forment deux équipes, mais sous une bannière identique. Que dis-tu de ça ? » Elle pouffe de rire.

—    Décidément, tu m’épates ! Quelle psychologie. » Il la prend encore plus tendrement près de lui.

Soudain, il se redresse et rallume la lampe. Michelle, éblouie par la lumière, peine à ouvrir les yeux. Il s’empresse aussitôt d’en tamiser l’éclairage.

—    Sauf pour ... quelle idée saugrenue que de se raccrocher à nos propres initiales pour choisir l’identité de nos enfants ! En plus, nos prédictions se sont révélées fausses. Aucun de nous deux n’avait prévu que le masculin l’emporterait sur le féminin. Pas si simple de dénicher des prénoms de garçons débutant par un F ! »

En toisant Florent d’un regard moqueur, elle continue sur le même ton que lui.

—    Surtout qu’aucun n’arriverait à la cheville du tien, n’est-ce pas Florent, quel choix exceptionnel ! Peut-être devrais-je te rappeler que cette méthode de sélection fut établie d’un commun accord.

—    Avec ta grande insistance, as-tu déjà oublié ? En tout cas, heureusement que nos brus n’ont pas suivi TA tradition. Sinon, quels prénoms audacieux nos petits-fils porteraient-ils aujourd’hui ? Je crois qu’ils l’ont échappé belle ! » Il semble fier de sa boutade.

Michelle avait saisi le subterfuge de son mari et ne s’en plaignait pas. Au-delà de tout, ce qui les avait séduits, conquis, unis et réunis restait profondément présent dans leur manière de se réapproprier l’un l’autre. L’humour demeurait une connexion indéfectible de leur durabilité. Et Florent avait le don de revenir aux sources et d’élaborer une stratégie amusante en vue d’un plaisir ardent et partagé.

Pendant quelques instants, ils continuèrent à tergiverser sous le couvert des Michelle-Marie, Florent-François-Félix-Frédéric, mais leurs deux corps savaient déjà que les étoiles leur promettaient une nuit scintillante.

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