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Lors des dernières séances, Isabelle a dévoilé à Marie la source de cette tentative de suicide. Elle en a déversé l’exposé sur un ton quasi impassible. Il lui aura fallu deux rencontres pour venir à bout de ce sujet et pour démontrer que son hypothèse était maintenant devenue une certitude absolue et non négociable. Tout au long de ces entretiens, Marie lui a accordé non seulement une écoute religieuse, mais également une curiosité non feinte.

C’est avec précaution qu’à la réunion hebdomadaire sur les dossiers en cours, Marie présente la théorie d’Isabelle sur les causes possibles de son présumé suicide manqué. Ses collègues se montrent sceptiques et la majorité ne partage nullement le raisonnement énoncé par sa patiente.

—    Prends garde, Marie. » rétorque Alain. « Tu te dois d’être extrêmement vigilante. »

—    Cette stratégie peut en cacher une autre. Madame Sirois peut vouloir brouiller les pistes. » renchérit Nathalie.

Autour de la table, la discussion s’avère très animée et les arguments se succèdent. Marie s’abstient de commenter outre mesure et prête une oreille attentive aux propos de chacun.

Finalement, Robert avance une recommandation.

—    Marie, je pense qu’on s’accordera tous pour conclure qu’une investigation auprès de nos médecins sera nécessaire afin de corroborer l’explication de ta patiente.

—    Oui. D’ailleurs, j’ai déjà soumis le cas à nos compères médicaux et également à un pharmacien d’expérience. Dès que les réactions seront connues, je vous informerai des résultats.

—    Parfait. » Robert fait un dernier tour de table et la rencontre se termine quelques minutes plus tard.

Marie attend impatiemment les diverses réponses concernant la théorie d’Isabelle sur sa médication. Pour ce faire, elle s’est adressée aux quatre médecins attitrés pour les suivis en clinique de psychologie ainsi qu’à un pharmacien expérimenté, connaissance de son père, en qui elle a une grande confiance. Après avoir effectué plusieurs recherches sur lesdits médicaments, elle a pris soin d’étoffer minutieusement le dossier médical d’Isabelle en détaillant des possibilités d’interaction. La question à soulever s’exprimait ainsi : « Est-il possible que l’une des substances ou la mixité de ces substances ait pu provoquer un état dépressif menant à une tentative de suicide ? »

Trois médecins ont réagi trop promptement. Elle s’est bien doutée que ces derniers ne souhaitaient pas étudier plus longuement sa demande. Ils en établissaient un constat négatif et sans retour : impossible que la cause de cet acte suicidaire en soit une de conséquences médicamenteuses.

Toutefois, le quatrième praticien avait cherché à en connaître davantage sur les allégations notées dans ce dossier et désirait l’explorer avec plus de profondeur. Il semblait bien que la problématique d’Isabelle ait piqué sa curiosité. Même qu’il s’était permis quelques appels afin d’ob tenir des renseignements supplémentaires sur les agissements et les émotions de la personne concernée lors du traitement appliqué. Déjà, cela attisait chez Marie un positivisme à venir. Car, intuitivement, elle avait toujours cru qu’Isabelle était dans la bonne voie sur sa déduction : accident médical dû à une non-compatibilité des substances ingurgitées en raison d’intolérances possibles de la patiente.

Finalement, le pharmacien a demandé à la rencontrer cet après-midi. Elle en crie presque victoire. Est-ce à dire qu’elle ressent ce besoin d’entériner la version d’Isabelle pour lui confirmer qu’elle a raison et qu’on devrait l’écouter pour ainsi éviter peut-être d’autres cas semblables ? Ou les sentiments éprouvés envers celle-ci sont-ils en cause ? Marie se sent en état d’euphorie. « On se calme ! » se plairait à lui rappeler son cher papa.

Dans la matinée, toutes les plages horaires de ses rendez-vous avaient été occupées par des patients en première consultation, ce qui relève de l’exception. Décortiquer une nouvelle énigme morale sous-entend une tension additionnelle et elle essaie, le plus possible, d’éviter ce genre de situation.

À la sortie de Martin, son troisième candidat en mal de vivre, elle prend un temps d’arrêt et ferme la sonnerie du téléphone. Sa réserve d’énergie a baissé considérablement. Il lui semble que la souffrance de l’homme lui apparaît davantage plus laborieuse à explorer. Un répit s’impose.

Elle se lève, s’approche de la fenêtre, jette un vague regard sur la rue et dépose son front directement sur la surface vitrée. Du haut de ses cinq ans, elle aimait la froideur du verre sur sa peau et s’amusait à provoquer une buée dans l’espoir d’obtenir une forme. Lorsque celle-ci semblait complète, elle essayait de la retenir avec ses mains et à chaque fois, la magie s’estompait. Jusqu’au jour où elle comprit qu’elle ne devait pas entrer en contact avec cette empreinte transparente. À ce moment-là, elle eut l’impression d’avoir fait une découverte extraordinaire. Toutefois, l’ordinaire reprit sa place rapidement et ce jeu dura le temps de quelques contentements. Elle avait conservé tout de même cet attrait pour les surfaces froides.

Après quelques pas, elle revient s’asseoir dans la douceur de son cher Victor. Tout en lissant les accoudoirs proéminents, elle ferme les yeux, soupire longuement et rejette la tête en arrière. La tâche lui semble plus lourde. Serait-ce le signe d’un trop plein ou d’un trop vide ? Trop plein de gens en détresse ou trop de vide dans son univers personnel ?

Pour décrocher, elle reprend un truc infaillible : faire une pause sur son environnement. Elle fixe complaisamment ce tableau acquis récemment, dont elle est particulièrement fière. Qu’avait voulu démontrer l’artiste au travers de sa spatule ? L’immensité de la plaine hivernale... mais encore. Les frêles épinettes semblent esseulées dans cet espace neigeux où tout au fond se profile un ciel rosé. On peut imaginer le souffle du suroît retenir ces conifères anémiques entre eux. Ce qui lui avait plu dans cette œuvre était sa féminité et l’effet de calme dans cet horizon épuré.

Cet intérêt pour l’art visuel est dû à un héritage paternel. Toute jeune, son père l’avait initiée aux musées. Au début, ce divertissement se calculait en nombre de balades à profiter de l’exclusivité de son papa. Elle sentait une grande fierté à l’accompagner dans ces lieux impressionnants. Puis, peu à peu, cela piqua sa curiosité et elle porta de plus en plus d’attention aux commentaires de son père. Son apprentissage fut ainsi confirmé.

En baissant les paupières de nouveau, elle se transpose dans le désert, celui-là même qu’elle avait foulé de ses pieds à Douz, en Tunisie. Une chaleur l’envahit. François lui apparaît brusquement, lui annonçant son retour prochain ; son absence la remue. Mais il n’y a pas que son frère qui lui manque et elle en est bien consciente.

Elle relève la tête, faisant fi au tableau, et comme d’habitude, se répète qu’elle est forte et que la vie continue. Mais elle réalise qu’elle est mûre pour une pause et qu’il lui faudra quelques jours de repos. Puis, elle descend sans grand enthousiasme au café du rez-de-chaussée se quérir d’un sandwich qu’elle grignotât sans appétit.

À 14 h, la sonnerie du téléphone la prévient de l’arrivée de monsieur Lavallée. Elle traverse le couloir étroit pour aller à sa rencontre et lui démontre aussitôt à quel point elle est heureuse de le savoir intéressé par sa requête.

Marie lui propose le fauteuil le plus confortable, mais au lieu de s’asseoir immédiatement, il amorce un tour rapide de son bureau.

—    Marie, vous possédez là un antre des plus chaleureux. Votre clientèle souhaite certainement se retrouver dans un lieu qui ne reflète pas l’impersonnel ou la banalité. Je vous en félicite. Mais au-delà de tout, la professionnelle en vous doit mener à bien le mandat de remettre sur les rails les éclopés de la vie, n’est-ce pas ?

—    Vous me touchez, monsieur Lavallée. J’y travaille fort et en général, je suis satisfaite des résultats.

Tout en continuant son inspection, il commente ici et là.

—    Je vois que Florent vous a légué son goût pour l’art visuel. Vous possédez des tableaux particulièrement intéressants.

Il s’attarde quelques instants sur chacune des trois peintures, mais la scène hivernale semble lui plaire davantage.

—    Je l’ai acquise récemment. La vue de ces grands espaces et la douceur des teintes utilisées m’ont fait succomber. Quand je contemple cette toile et que je m’y fonds, j’éprouve une sensation de liberté.

—    Eh bien, Marie, je ne saurais mieux dire. Vous percevez avec acuité ce qui se dégage de cette œuvre. » Il lui demande quelques renseignements sur l’artiste puis en vient au but de sa visite.

Ce grand gaillard de six pieds l’impressionne par sa corpulence et sa moustache recourbée lui donne un air amusant. Il a ce Revenez-y qui lui confère un charme incontestable et qui l’auréole d’une sagesse assurée.

Finalement, tous deux s’installent à leur aise dans le but d’entamer l’entretien. Les yeux lumineux comme un inventeur venant proposer sa découverte en vue d’un brevet, monsieur Lavallée partage avec Marie son dossier bien étoffé. En professionnel avisé, il établit toute la nomenclature dont il dispose.

—    Marie, votre sujet m’interpelle fortement. J’ai tout de suite compris que votre demande méritait une investigation approfondie. Une espèce d’inspiration... Vous voyez le genre ! » Et il se met à rire d’une bonhomie tout à son image.

—    J’ai tellement hâte de vous entendre, car je ne devrais peut-être pas vous l’avouer, mais je reste persuadée que ma patiente n’a pas tort. Alors, quelles conclusions tirez-vous de cette expérience malheureuse ?

Marie a un faible pour ce personnage qui prend le temps d’expliquer, d’interroger, de comprendre et surtout de réfléchir avant de donner un verdict final. Et puis, le fait que le contact avec ce pharmacien ait été amorcé par l’entremise de son papa augmente son degré de confiance. De quelques années plus jeune que son père, Rodrigue Lavallée paraît toutefois légèrement plus âgé. Il se considère loin de la retraite, car il aime trop sa profession et l’évolution qui s’ensuit pour quitter ce milieu qu’il affectionne tant.

—    Depuis la dernière décennie, ce que mes clients m’ont rapporté comme effets sur certains médicaments a été noté. Je me suis également rallié à d’autres pharmaciens afin d’établir un partage d’informations sur lesdits effets secondaires. J’étais convaincu de la nécessité de conserver précieusement ces indications.

Avec Marie, il reprend tout le libellé de la médication qu’Isabelle a consommée en vue de la guérison de la bactérie ciblée. Sur de rares cas, il avait relevé un effet récurrent à la suite de la prise de ces médications. Absorbées individuellement, aucune conséquence ne lui avait été rapportée.

Toutefois, il semble que la combinaison de deux ou trois de ces comprimés puisse entraîner une réaction dépressive. Quelques personnes, peu on s’entend, lui avaient confié avoir pensé de façon dramatique à la mort. Dans ses derniers registres qui dataient de quelques mois, il avait répertorié un patient, un seul et c’est déjà trop, lui ayant avoué s’être presque rendu à l’acte de suicide. N’eût été la perspicacité de son fils, ce père mettait fin à ses jours ; pourtant, il n’avait jamais eu de tendance suicidaire. Il poursuit avec maints détails sur les possibilités réactionnelles et, de temps à autre, s’interrompt un moment pour s’assurer de la compréhension de ses propos.

Marie prête une attention extrême aux nombreux renseignements énoncés. À ce moment de la discussion, la théorie d’Isabelle s’avère tout à fait plausible. Quelle souffrance avait-elle dû subir à la suite de cet incident qui aurait pu lui coûter la vie ! De grands frissons parcourent Marie.

—    Monsieur Lavallée, vous m’éclairez de façon majeure et depuis le début, j’étais persuadée que vous vous pencheriez sérieusement sur ce cas.

—    Si j’ai pu vous être utile dans ce dossier, vous m’en voyez ravi et en même temps, j’en retire un bénéfice énorme. Vous savez qu’à mon âge, je ne compte plus les granules. L’objectif de ma profession se poursuit plus précisément dans un support de confiance envers mes clients et dans ma contribution à comprendre et informer des actions-réactions sur la panoplie de médicaments disponibles sur le marché. Continuez votre enquête, Marie, et vous parviendrez sûrement à un résultat satisfaisant.

—    Oui, je suis en attente d’un dernier rapport du docteur Léger et je devrais être en mesure d’établir, avec l’équipe de la clinique, un constat final sur ce dossier. Merci encore, Monsieur Lavallée, vous m’avez été d’une aide très précieuse.

—    Tout le plaisir est pour moi, car cela me permet de faire un ajout à mon cahier de notes, qu’en dites-vous ? » Tout sourire, il range ses documents, se lève et tend une main chaleureuse à Marie.

—    Et... mes meilleures salutations à Florent !

Quelques jours plus tard, Marie reçoit les commentaires du docteur Léger. Son compte-rendu adopte la même direction que monsieur Lavallée. Le résultat final en mains, des cinq personnes interpellées, trois n’ont pas cru bon de pousser plus loin leur questionnement. Par contre, les deux autres, avec données à l’appui, ont conclu qu’il était fort probable qu’Isabelle ait été victime d’un effet secondaire entraînant une dépression majeure. Marie est maintenant en mesure de soumettre le rapport à ses collègues.

En réunion, elle apporte les composantes pertinentes, les analyses de la gent médicale et décrit de façon honnête et transparente le développement de ses rencontres avec Isabelle.

—    Et toi, Marie, considères-tu que madame Sirois est hors de danger et que, définitivement, sa tentative de suicide relève d’un accident de médication ? » questionne Alain.

—    J’ai scruté à fond tous les éléments pouvant susciter une hésitation, mais Isabelle Sirois est une personne équilibrée et je ne crains aucunement pour sa santé mentale. » Elle appuie sa réponse en détaillant plusieurs ajouts convaincants sur l’attitude d’Isabelle.

Robert émet un dernier commentaire, sur lequel tous s’entendent.

—    Cet exemple nous donne une raison supplémentaire d’user de vigilance auprès de nos patients qui sont sur un protocole médical.

Finalement, le doute est estompé et l’on accorde crédit aux conclusions du pharmacien et du médecin, ainsi que du constat positif de Marie.

De retour à son bureau, Marie se sent bizarre. L’euphorie escomptée tarde à se manifester et une légère tristesse se faufile dans son intérieur. Elle devrait crier Victoire de pouvoir enfin confirmer à Isabelle l’adhésion à sa déduction personnelle sur ce suicide raté.

Se retournant vers la fenêtre, elle se complaît à suivre la trajectoire des gouttelettes de pluie qui ruissellent sur la vitre. Dans la transparence de l’eau, le visage d’Hélène lui apparaît et se cristallise dans un sourire profondément touchant. Et voilà que le chagrin refait surface. Soudainement, elle comprend. Elle se comprend. Cela devenait une évidence. Comment n’avait-elle pas fait le lien avant ce jour Quelle psychologue suis-je envers moi-même !

La toute première fois qu’elle avait reçu Isabelle, elle avait été frappée par ses traits, sa chevelure, son apparence générale. Tout en cherchant la ressemblance, elle n’avait pu identifier spécifiquement à ce moment-là le rapprochement avec Hélène. Maintenant, elle s’explique mieux cet attachement et ce bien-être qu’elle ressent en présence d’Isabelle. Définitivement, elle lui rappelle sa chère Hélène.

Le vertige la saisit quand elle réalise que le suivi d’Isabelle se terminera bientôt. Elle soupire fortement. Pourtant, dans ce cas-ci, il ne s’agit pas d’abandon ; il est question d’une fin prévue et attendue. Mais cette fois, elle souhaiterait pouvoir se raccrocher à cette femme et partager avec elle les multiples couloirs de sa vie.

Les bourrasques se font entendre de l’extérieur et la pluie perdure sur un tempo saccadé. La hantise d’une autre peine à traverser l’effraie. L’importance qu’elle accorde à cette patiente ne fait pas partie de la normalité. Mais elle ne peut refréner cet intérêt envers Isabelle. Comme si son cœur la suppliait de trouver le moyen de ne pas couper le lien. Ses yeux se butent sur les gouttes d’eau tumultueuses et elle sait qu’une montée torrentielle est sur le point de la piéger. Ses joues recueillent alors le sel de ses larmes et elle se laisse aller au déluge. Pendant quelques minutes, elle tient compagnie aux éléments naturels qui semblent vouloir se déchaîner. Après, la vie continue !

 

8

L’aboutissement se profilait magnifiquement. Sous peu, elle arrivera à destination et ce matin, le moindre détail prend son importance. Son tailleur bleu fraîchement pressé se complaît sur le lit, la perle de son frère attend d’être joliment attachée à son cou, les mèches de ses cheveux patientent pour un dernier coup de brosse et le maquillage terminera le tableau.

Lentement, elle se dirige vers la salle de bain. Elle trace le contour de ses yeux, ajoute une touche d’ombre à ses pau pières, enjolive ses cils d’un mascara enveloppant, applique son fard à joues et colore ses lèvres d’un rose éclatant. Elle replace sa longue chevelure bouclée et retourne à la chambre. À la vue du deux-pièces bleu, son cœur bat plus rapidement. Puis, elle l’enfile avec élégance. Elle saisit le bijou de Philippe pour l’accrocher délicatement à son cou.

Sa tenue complétée, elle fait face au grand miroir pour une dernière évaluation. Il lui renvoie l’image d’une femme bien mise, possédant une assurance confirmée, mais surtout traduisant un éclat qui ne trompe pas. Son souhait est comblé.

Le froid humide et venteux la glace un peu. L’entre-deux saisons dégage une difficulté à se gérer. Un temps doux, un temps frisquet, un inconfort qui ne sait plus où prendre sa place. Un vrai mois de novembre !

Tout en marchant allègrement vers l’édifice abritant le bureau de Marie, son pas décidé lui prouve qu’elle s’apprête à clore un pan de son existence. Dans la prochaine heure, elle livrera sa dernière prestation à Marie. Elle bouclera pour toujours la trame de cet épisode douloureux et pourra s’engager dans un autre chapitre de sa vie. Elle n’enfouit pas son passé, elle ne le nie pas non plus. Simplement, l’urgence de vivre son présent lui recommande fortement de mettre fin à cette étape de dissection. Les aveux, les confessions, les confidences sont maintenant rendus à leur dernier souffle. Aujourd’hui, elle en éteindra la flamme. Et ce, quelle que soit la décision des juges de sa vie.

Un premier pincement : Marie. Une boule lui remonte dans la gorge. Elle ressent une immense peine à l’idée de perdre éventuellement le contact avec cette femme si attachante. Elle réalise à quel point elle a été conquise par Marie. N’eût été du rapport professionnel, une solide amitié aurait pu éclore entre elles. Un deuxième pincement : Philippe. La boule s’amplifie. L’absence de son frère lui rappelle à quel point Marie lui manquera dans le futur.

À l’approche de la porte principale, elle prend de grandes respirations et relève la tête fièrement. Il est écrit que son affranchissement se concrétisera aujourd’hui et elle n’en dérogera pas. Sa main cherche un réconfort et s’agrippe à la perle de Philippe. Voilà, on passe à l’acte.

Marie accueille chaleureusement sa protégée et démontre un étonnement non dissimulé.

—    Bonjour, Isabelle. Vous êtes tout à fait radieuse dans ce bleu.

—    Merci de votre amabilité.

Marie ne peut s’empêcher de la scruter davantage. Ce tailleur, elle en retire une impression de déjà vu. Pourtant, c’est la toute première fois qu’Isabelle porte cette toilette. Elle remarque également la perle à son cou. Ce matin, Marie demeure perplexe ; elle ressent une difficulté à la jauger. Car Isabelle répand une odeur de... de... souveraine ? Telle une reine se préparant à son couronnement. Oui, ça respire une scène semblable.

—    J’avais prévu pour cette rencontre de vous faire part de...

—    Excusez-moi Marie, mais j’ai déjà choisi le sujet de notre entretien. Et c’est sans contestation aucune ! » Elle se met à rire.

—    Vous semblez très déterminée. Allez-y. Vous êtes la patronne du jour ou peut-être la reine de cette antichambre. » renchérit Marie sur le même ton jovial qu’Isabelle.

—    Une pulsion incontrôlable me dicte de vous relater une dernière fois cette soi-disant tentative. Parce que je sais, sans doute aucun, que j’en serai délivrée définitivement. Et ce, quels que soient les avis des autres justiciers !

—    Justement, je...

Aussitôt, Isabelle interrompt Marie et lui réaffirme la nécessité fondamentale de se raconter de nouveau. Marie comprend alors qu’elle doit opter pour le silence et que le moment serait mal choisi pour informer Isabelle des résultats attendus.

—    Je vous écoute attentivement. Comme si c’était la toute première fois.

Isabelle ressent l’utilité de réitérer son explication.

—    Merci, Marie. Il se peut qu’il y ait un peu de confusion ou de mélange dans mon discours, mais j’irai au fur et à mesure que les idées se présenteront. J’ai un besoin impérieux de m’entendre, de me réentendre. Je dois me répéter les scènes pour les aspirer totalement. Le moment est venu d’attaquer mon épilogue personnel.

—    Oui, Isabelle.

Marie l’observe et au moment où son récit débute, Isabelle donne l’impression de se programmer en mode second.

—    Je persiste encore plus fort aujourd’hui à nier tout état neurasthénique. Non, je ne me suis pas sentie dépressive après la mort de mon frère. Non, je n’ai pas connu de période de découragement et non, ce décès ne m’a pas enlevé l’instinct de vie. Bien sûr que j’ai goûté abondamment à la tristesse. Bien sûr que j’ai éprouvé des heures d’ennui. Bien sûr que la présence de Philippe me manque. Mais jamais au point de sombrer dans un désespoir suicidaire.

Le corps médical relie ma tentative à un deuil non exprimé, non résolu. Mais pourrais-je avoir seulement le droit d’être authentique face à moi-même ? Pourrait-on accepter que je fasse partie de ces personnes qui ont réussi à transcender cet événement et à le traverser sans drame ?

Vous savez, Marie, j’ai beaucoup analysé ces derniers temps. J’en déduis que mes quarante ans ont joué en ma faveur. Car lorsque j’ai perdu mon frère, je ne voyais que de la vie devant moi. Sa mort ne m’a pas plongée dans la mienne à venir. Moi, il me restait encore une éternité à vivre ! Je n’entretenais aucun doute là-dessus. »

Marie se surprend à détailler cette femme. Depuis un certain temps, elle laissait allonger ses cheveux, mélange de châtain et de blond. Le léger bouclé en accentue davantage sa féminité. Mais le plus frappant demeure son regard éclatant ; il regorge de vitalité. Isabelle est très jolie. Un frisson parcourt Marie. Soudain, elle revoit Hélène dans cette femme.

« Je dois vous répéter que n’eût été du traitement-choc de cette bactérie, je n’en serais pas là aujourd’hui. Lorsque mes problèmes à l’estomac se sont manifestés, j’étais persuadée que le stress du bureau avait probablement occasionné un déséquilibre, car nous avions vécu une période de pointe particulièrement exigeante. Je me disais que le tout se replacerait. Mais mon médecin a décidé de procéder à une investigation ; laquelle a conduit à la découverte de ce germe qui s’était faufilé dans mon organisme. Sans aucun danger pour ma vie, on s’entend. Je devais toutefois me plier à un traitement de vingt-et-un jours avec antibiotiques et autres médicaments corollaires. Il serait alors préférable de prendre congé de mon travail.

Presque heureuse de ce contretemps, cela m’obligerait à un arrêt total. J’ai évalué qu’à compter de la semaine suivante, il y aurait possibilité d’utiliser quinze jours ouvrables dans ma banque de vacances. Pourquoi n’ai-je pas informé mon bureau de ce problème de santé passager pour me prévaloir de mes congés-maladie ? Parce que quelques-uns de mes collègues auraient pris la peine de s’assurer de mon état et j’aurais dû rendre des comptes. Connaissant mon principe sur le terme « vacances », mes compagnons de travail savaient déjà que je ne donne jamais de nouvelles pendant cette période sacrée. Donc, j’éviterais tout contact avec le personnel. J’y voyais là une occasion unique de m’allouer un épisode de paix. Quant à mes parents, je les avais avertis que je prévoyais être à l’extérieur la plupart du temps et que je leur téléphonerais rarement. Ils n’avaient pas à s’inquiéter.

Enfin ! Ce petit aléa de la vie me permettrait de faire une pause, une vraie. Prendre le temps de lire, aller au cinéma, visionner mes émissions préférées, me préparer de bons plats. Tout oublier de l’ordinateur, surtout ne pas y toucher. Flâner au lit, pas de contraintes, pas d’engagement. Tout cela me ferait le plus grand bien. Faire preuve d’égoïsme. Vivre pour moi et seulement pour moi. Pas d’obligation. La seule consisterait à respecter l’absorption des médicaments à heures fixes.

Sauf que cet isolement vacancier ne fut pas de bon augure. Pourquoi avais-je agi ainsi ? Je n’avais pas l’impression que cela tournerait mal. À part quelques rhumes et pacotilles de ce genre, la consommation de comprimés relève presque de l’inconnu pour moi. »

Marie continue d’enregistrer les paroles d’Isabelle. Tout ce qu’elle raconte avait déjà été énoncé, mais ce ton pressant, insistant, déterminé en prédisait un dénouement certain. Elle donne l’impression de se débattre afin de briser définitivement les chaînes de cette malheureuse aventure. Pendant ce temps, le souvenir d’Hélène persiste.

« Pourquoi ne suis-je pas allée chercher de l’information sur les réactions que je vivais ? Pourquoi avais-je décidé de ne pas ouvrir l’ordinateur ? Pourquoi m’étais-je fait un devoir de modifier mes habitudes ? Pourquoi ce besoin de paix justement à un moment tout à fait inapproprié ?

Le médecin ainsi que le pharmacien m’avaient avisée que je pourrais subir des inconforts. Ceux-ci étaient notés sur ma feuille médicale ainsi que la recette pour atténuer ces conséquences, en cas de besoin. Mais chance ou malchance, tout semblait bien se passer, car il n’y avait aucun effet secondaire dérangeant. Sauf que ce congé ne se déroulait pas comme je l’aurais souhaité.

Après quelques jours, je me suis retrouvée sans énergie morale. Tous les projets que j’avais envisagés ne m’intéressaient guère. Je souffrais d’un vide. Les lectures ne m’attiraient pas. Les meilleures émissions de télévision n’éveillaient aucunement ma curiosité. J’avais perdu le goût de préparer mes repas. Je me sentais déprimée. »

Marie se revoit dans son propre passé. Elle aussi a connu ces mauvaises sensations.

« J’en déduisais qu’une fatigue accumulée devait en être la cause. Jour après jour, mes pensées se convertissaient en un kaléidoscope mensonger qui ne reflétait que du noir. L’anxiété faisait dorénavant partie de mon parcours ravageur. Jusqu’au moment où cette désolation s’est peu à peu transformée en certitude morbide : je n’avais plus aucun droit de continuer à vivre.

Ce postulat obsessionnel m’entretenait et augmentait l’urgence de me porter au bout de ce monde. Lentement, ce côté sombre s’est transfiguré en illumination. Ma lucidité s’était muée dans une conviction inébranlable de me diriger non pas vers la mort dans ce qu’elle peut représenter de destructeur, mais plutôt dans une nouvelle vie, assurance d’une libération promise. J’avais enfin trouvé ma voie !

À partir de ce moment, un calme inexplicable s’est mis à m’habiter. Aujourd’hui, je reste encore très étonnée par ce semblant de paix qui m’accompagnait. Peut-être parce que je ne me sentais pas seule. En effet, toutes ces voix intérieures qui parlementaient savaient s’occuper de ma personne. Et surtout, je n’avais aucune intention de me tourner vers l’extérieur et de dévier de ma route.

La nuit suivante, je trouvai le moyen par lequel je passerais de l’autre côté. Un procédé en douceur, sans aucune trace physique apparente qui me permettrait d’exécuter élégamment ma sortie. Une surdose de médicaments se révélait comme la meilleure solution.

Au matin, en ouvrant le tiroir de ma commode, j’aperçois le boîtier contenant le bijou que Philippe m’avait offert. J’étais surprise de le retrouver là. Par mégarde, je l’avais probablement mal rangé. Je le prends dans mes mains et soulève le rabat. Soudain, à la vue de la perle, j’ai compris. Tout devenait clair. Par ce signe, Philippe se manifestait. Il m’accordait son assentiment et sa protection. »

Il me semble que c’est la première fois qu’Isabelle mentionne ce détail du boîtier en référence à son frère.

« Il me fallait maintenant concocter un plan. Dans l’après-midi, j’ai fait un appel à la pharmacie leur expliquant que par distraction, la majorité des comprimés s’étaient retrouvés à la poubelle et qu’un renouvellement de mon ordonnance serait nécessaire. À la suite d’un refus catégorique de leur part, j’ai dû téléphoner à mon médecin traitant et raconter de nouveau ma bévue. Je fus tellement convaincante que celui-ci obtempéra et transmit une nouvelle demande pour la totalité des médicaments. Je ne doutais nullement que ces doses suffiraient à atteindre mon but.

Voilà. Il ne me restait plus qu’à passer à l’acte. Mais auparavant, il me fallait établir un scénario. Une informaticienne se doit d’être structurée ! J’ai donc couché sur papier la mise en scène de mon ultime départ. J’avais déterminé l’heure, l’emplacement, ma tenue vestimentaire, enfin tous les détails dont je vous ai déjà entretenu sans oublier ma décision de déposer les comprimés dans l’écrin. En mettant la perle à mon cou, je ne partirais pas seule. Philippe m’accompagnerait. Vous m’aviez demandé si, à ce moment-là, j’avais eu le désir d’aller le rejoindre. Je vous répète que, même si cela peut paraître étonnant, jamais cette pensée ne m’a effleurée. »

Je crois que je commence à saisir le mobile de cette rencontre d’aujourd’hui.

« J’estimais avoir tout prévu... ou presque. Mais à la dernière minute, j’ai cru bon de tourner la clé dans la serrure avant. Dans mon for intérieur, il était primordial qu’il n’y ait aucun bris de quelque façon que ce soit. Pas d’effraction, pas de dommage matériel fait à ma résidence. Ainsi, la découverte de mon corps, possiblement suscitée par l’alerte de mon absence inexpliquée au bureau, se ferait sans fracas. »

Elle va m’annoncer qu’aujourd’hui, elle met fin à cette thérapie. Juste au moment où je peux lui faire part des commentaires de l’enquête médicale interne. Surtout, garde ton calme, Marie Lompré !

« Je persiste sur ma conclusion que les gestes posés ne relèvent ni de ma personnalité, ni d’un deuil non réglé, ni d’un désir conscient d’attenter à mes jours. Non, cet acte qui a failli m’être fatal a été emprunté à l’état dépressif dans lequel la prise de médicaments m’a amenée. J’aime la vie et jamais personne ne me convaincra du contraire. »

Elle s’arrête quelques secondes.

—    Marie, on peut dire que je suis ressuscitée et votre aide a grandement contribué à évacuer cet événement majeur. Maintenant, je veux tirer un trait sur ce pan de ma vie et en clore le contenu. » Son expression est émouvante.

—    Vous êtes remarquable, Isabelle. Je peux dès lors vous affirmer que je vous appuie dans l’interprétation de cette tentative et que je n’ai aucun doute sur tout ce que vous venez de m’énoncer. Et justement, je...

Isabelle l’interrompt promptement.

—    Oh, Marie, permettez-moi de vous exprimer le plus grand des mercis. » Sur ces mots, elle pose un regard intense vers Marie.« Depuis le début, ma petite voix me dictait que vous accorderiez à ma version une crédibilité sans faille. Si vous saviez comment je me sens en ce moment, cela ressemble à un triomphe ! » Elle enchaîne, sans donner le temps à Marie d’intervenir.« La boucle est maintenant refermée et vous en comprendrez que nous venons de conclure notre dernière rencontre. Je me dois de vous réitérer toute ma gratitude. Vous avez été extraordinaire à mon égard. » Elle poursuit avec un trémolo dans la voix. « J’en garderai un souvenir impérissable pour toujours. Quant au verdict des professionnels, ça ne m’intéresse plus. L’important, c’est que moi, je sais et que vous, vous savez aussi. Je n’en demande pas davantage. »

J’ai le cœur qui bat à cent milles à l’heure ; sans attendre, je dois informer Isabelle des résultats.

À cet instant, le téléphone résonne, telle une cymbale discordante et indésirable. Marie se sent désemparée. Elle ne peut s’abstenir de répondre, mais elle ne veut pas terminer abruptement cette conclusion.

—    Allez-y Marie. Une autre personne vous attend impatiemment. » Elle lui tend la main.« Pardonnez ma brusquerie, mais je ne peux agir autrement. Je n’aime pas les adieux. » Elle se dirige prestement vers la porte et s’empresse de sortir sans se retourner.

En déambulant dans le couloir comme une fugitive, Isabelle prend conscience de la brutalité dont elle a fait preuve envers Marie. Le téléphone lui avait fourni l’occasion parfaite afin de ne pas tomber dans la sensiblerie. Toutefois, elle avait été incapable de quitter Marie d’une façon convenable. Elle pousse fermement la porte extérieure et presse le pas. Vite, une bouffée d’air frais pour se remettre de toute cette émotion !

Lorsque Marie raccroche l’appareil, elle est totalement désarçonnée. Jamais, elle n’aurait pu imaginer que la finale avec Isabelle se serait déroulée ainsi. Elle ressent le goût amer de l’abandon qui la ramène loin en arrière. Elle voudrait pouvoir fermer son bureau à double tour, ne plus y accueillir personne, demander au soleil de s’effacer, rester dans la pénombre et dorloter son cœur. Mais rapidement, elle doit reprendre sa contenance ; le prochain patient a droit à toute son attention. Plus tard, elle soignera ses sentiments.