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Presque la mi-novembre. La température oscille entre un temps vivant et un temps mort. Novembre, le mois des Morts. Quelle idée d’apparenter cette période de l’année à la symbolique funèbre ! Toute petite, elle s’expliquait mal comment il était possible de nommer ainsi un mois dans l’année. Les morts ne sont-ils pas partis pour l’éternité ? Alors, pourquoi les assigner à une partie du calendrier. Cela restait une énigme pour elle.
Le dernier rendez-vous avec Isabelle la laisse désemparée, voire même heurtée. C’est la première fois qu’elle vit l’abandon d’une patiente de façon aussi tranchante. Après maintes réflexions et sans le moindre doute, Marie conclut que leurs rencontres avaient généré des sentiments réciproques d’attachement au-delà du contact professionnel. Par protection, Isabelle avait préféré un aboutissement radical. Ainsi, aucune des deux n’avait pu plonger dans une émotivité personnelle non autorisée. Voilà l’unique consolation de Marie ! Mais il n’est nullement question de sombrer dans le négativisme, le pessimisme et surtout pas l’apitoiement. Tout au long de son parcours, Marie a appris à faire face aux deuils, des vivants comme des morts, sans tomber dans la complaisance de la souffrance intérieure.
Le temps est venu de faire une petite escapade ; elle éprouve la nécessité de changer d’univers pour quelques jours. D’autant plus que les semaines à venir seront achalandées, car elle avait assuré la présidente d’un organisme en santé mentale de son apport à l’élaboration d’une soirée-bénéfice. En vérifiant son agenda, elle constate que cela tombe à point, elle peut prendre congé ce vendredi et ainsi partir pour un week-end de trois jours.
Aussitôt, elle s’informe auprès de ses collègues de cette possibilité et effectivement, il y a place pour un vendredi libre. Elle téléphone à son hôtel favori, s’enquiert des forfaits proposés et opte pour le plus complet, incluant un massage avec Nadja, sa confidente lointaine qu’elle n’a pas revue depuis un bon bout de temps. Déjà, son moral remonte juste à imaginer tout ce qui l’attend : massage, repas gastronomique, chambre de luxe en plus de la piscine et du spa. Beau week-end en perspective.
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De la neige qui fond, de la pluie qui gèle, je n’ai pas choisi le meilleur vendredi pour me balader sur la route.
Seule dans sa voiture, Marie se parle. Un automobiliste la dépasse à toute allure et la giboulée se répercute bruyamment dans le pare-brise. Elle atteindra son hôtel de luxe dans quelques kilomètres. Ce n’est quand même pas la mer à boire.
La mer ! La mer ! Pourquoi je ne me décide pas à m’envoler et retrouver le sable d’une mer tonifiante ?... Trop de souvenirs. Non et non. Je ne vais pas retourner dans les vagues du passé.
À cet instant, un véhicule la frôle dangereusement et une trombe d’eau retentit lourdement sur la vitre avant. Marie tient le volant plus fermement et se remet dans sa voie.
Quelle chnoute ! Alors là, je devrais mériter une fin de semaine extraordinaire, rien de moins.
Elle immobilise son automobile à l’abri du débarcadère et aperçoit le voiturier qui vient à sa rencontre. À son expression, il lui semble qu’elle sera sa seule cliente. Il s’empare de ses bagages et la conduit à la réception.
Au moment où elle pénètre dans cet immense hall, elle se sent déjà à moitié revigorée. Pourquoi apprécie-t-elle autant les atmosphères d’hôtel ? Elle le sait, mais n’a pas vraiment pas le goût de se retremper dans cette analyse.
Au comptoir, on semble la considérer comme une invitée spéciale. Elle a droit à beaucoup d’égards et s’inscrit avec une fébrilité plutôt remarquée. Elle s’excuse de son excitation tout en tentant d’expliquer qu’il y a trop longtemps qu’elle s’était permis une petite évasion. On lui sourit gentiment et peut-être que, dans le fond, on la trouve privilégiée d’avoir les moyens de se payer tout ce faste. Au moment où elle se retourne pour se diriger vers l’ascenseur, la gérante de l’hôtel apparaît et la reconnaît avec enthousiasme. Nul doute qu’on la traitera aux petits soins !
Le bagagiste la guide vers sa suite et se fait un devoir de lui préciser les moindres commodités de cet espace luxueux et lui rappeler tous les services offerts par l’hôtel. Enfin seule, elle explore son univers et pousse un grand éclat de joie tout en se jetant sur le lit géant. Plus que jamais, elle est assurée de vivre une fin de semaine du tonnerre. Grand bien lui fera !
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Une fois ses vêtements suspendus dans l’immense garde-robe, elle dépose le reste du contenu de sa valise dans l’armoire, prend possession de la salle de bain et étale ses quelques produits féminins. Elle remplit la baignoire et avant de s’enfoncer langoureusement dans la chaleur réconfortante de l’eau moussante, elle diminue l’éclairage trop sévère de cette antichambre. En fermant les yeux, elle savoure ces moments de grande paix et s’expose à entrer dans une torpeur féérique. Elle sait d’avance que la tiédeur de l’eau la ramènera à la réalité. Qu’à cela ne tienne, ces quelques minutes lui seront bienfaisantes.
S’étant bien épongée, elle retouche son maquillage et s’enveloppe chaudement dans un peignoir. C’est maintenant la pause lecture. La réservation pour le dîner était prévue pour 19 h, elle avait suffisamment de temps pour relaxer dans un confort absolu. Elle déplace alors les nombreux oreillers sur son lit dans le but de se façonner un semblant de dossier et aborde ce bouquin qu’elle désirait entreprendre depuis des lunes. Elle active la manette du foyer et dans une chorégraphie déjà orchestrée, de jolies flammes artificielles dansent devant elles. Au fait, à quand remontent ses derniers pas de danse ? Elle ne veut même plus s’en souvenir. Finalement, par habitude, elle met en marche la télévision et prend soin de couper le son.
Après quelques pages, constatant que le mode lecture ne lui procure pas l’effet attendu, elle le délaisse totalement pour se recentrer sur l’écran télévisuel et remet le volume. On y présente un documentaire sur Paris. Doit-elle changer de chaîne ou continuer ? Elle choisit la dernière option. À ses risques et périls !
Les prises de vue sur Paris défilent et forcément, le retour dans le passé se manifeste. Hélène apparaît dans toute sa splendeur tandis que Marie disparaît dans sa peine. Pourquoi avait-il fallu qu’elle vive cet abandon ? Et de façon aussi imprévisible, par surcroît. Les larmes lui montent aux yeux, mais s’arrêtent en chemin. Avec les années, la douleur poignante s’était passablement dissipée ; du moins, elle essayait de s’en convaincre tout en sachant bien qu’un reliquat en subsistera jusqu’à la fin de ses jours. Inutile d’oser même espérer le contraire.
Tiens, il semble que la grande dame Eiffel soit le sujet dominant de cette émission.
Lors d’un de ses séjours à Paris, elle avait logé à quelques minutes de la Tour Eiffel. Ce voyage lui avait fait découvrir son imposante voisine qui avait enfin réussi à la séduire. Dorénavant, elle l’appréciait dans toute son envergure.
Hélène ! Lui arrive-t-il quelquefois de penser à moi, à nous deux ? Où en est-elle maintenant dans sa vie à Paris ?
Une rencontre foudroyante avait tout chamboulé. Tout s’était terminé à une telle vitesse que même aujourd’hui, elle peine à comprendre cet éloignement aussi abrupt. Trop souvent, elle s’était réveillée brutalement avec le goût amer de cette blessure.
Au début, elle gardait espoir en s’inventant toutes sortes d’excuses et en se persuadant qu’Hélène allait bientôt donner un petit signe. Mais les jours se transformèrent en semaines, et les semaines en mois, si bien qu’elle en déduisit que ses cauchemars lui confirmaient que l’abandon était définitif. Pourtant, elles s’étaient juré qu’entre elles, il n’y aurait jamais de fin et que même l’éternité ne viendrait pas à bout de leur cœur.
Mais il en fut tout autrement et elle étouffa l’immensité de son chagrin. Puis un jour, elle réussit à s’ouvrir en se confiant à son frère aîné. Il avait fait preuve d’une délicatesse remarquable, car il n’avait pas soupçonné un attachement aussi fort envers Hélène. Son écoute attentionnée lui avait été salutaire. À la suite de cet événement, François, son complice depuis l’enfance, scellait définitivement leur amitié bien au-delà du gène familial.
Aujourd’hui, dans l’atmosphère de cette chambre, elle reconnaît que cet abandon la bouleverse toujours même si elle atténue les dégâts dans son quotidien. Pourrait-on qualifier cela de flegme ? Il est plus complexe de se répondre à soi-même. Allez hop ! Pas d’apitoiement.
Elle congédie Hélène de son écran personnel et ramène la télé aux postes d’écoute musicale pour en sélectionner la chaîne des succès rétro. On y joue Love me tender d’Elvis, l’idole de ses parents ! Elle aime ces mélodies des bonnes années. Souvent, à ces airs qu’elle a adoptés au fil du temps et intégrés à son répertoire, des souvenirs rattachés à Michelle et Florent la font sourire. Il lui est agréable d’entendre en boucle ces succès du passé. Puis elle se remet la tête dans son roman. Quelques phrases plus tard, elle y renonce. Son esprit ne cesse de vagabonder et de circuler dans les contours de sa vie, loin derrière son présent. Cette chambre contiendrait-elle dans ses murs des vibrations de réminiscences ?
Avant son départ, elle avait effectué l’achat d’une foule de magazines et décide de les sortir de son fourre-tout et de s’amuser à les feuilleter. Dans un léger bruissement, les pages se succèdent et elle contemple les superbes photos tout en retirant un certain plaisir à respirer ce parfum d’encre fraîche. Du plus loin qu’elle se souvienne, l’odeur du papier neuf exerçait sur elle un attrait indéfinissable : son premier rapport avec la lecture en avait été un de découverte olfactive.
Le calme revenu dans son esprit, elle retrouve un bien-être... plutôt fragile. Les effets de son bain récupérateur se sont forcément estompés avec ces soubresauts émotifs, mais la promesse d’un bon repas l’aide à maintenir le cap. Puis, elle s’attarde à un article sur le dernier film mettant en vedette Gérard Depardieu. À croire qu’il sera éternel, celui-là ! Quelques pièces instrumentales se succèdent et peu à peu, la paix revient s’introduire dans son espace mental. Toutefois, le répit est de courte durée.
À la vitesse de l’éclair, dès les premières mesures, « L’été Indien » lui décoche une flèche en plein cœur. Trop tard. Joe Dassin a déjà entamé ces paroles torturantes qui la déchirent. Sans invitation, sans gêne, une boule de douleur s’évertue à traverser effrontément les courbes de son cœur et persiste à s’y installer. Elle est traquée.
« ...Je pense à toi, où es-tu ? que fais-tu ?
Est-ce que j’existe encore pour toi ? »
Le raz-de-marée prépare déjà sa montée et son passage déferle comme une explosion. Marie est prise de frissons et son corps a le réflexe de se replier en position fœtale.
« ... Et je me souviens, je me souviens des marées hautes,
du soleil et du bonheur qui passaient sur la mer
Il y a une éternité, un siècle, il y a un an... »
Elle se met à hurler. Ses cris traversent un long corridor et leur cadence foudroyante se termine dans l’intimité de ses oreillers. Puis les larmes viennent à bout de cette secousse sismique et se déversent en un flot ininterrompu.
« On ira où tu voudras, quand tu voudras
Et l’on s’aimera encore lorsque l’amour sera mort.
Toute la vie sera pareille à ce matin
Aux couleurs de l’été indien. »
Elle n’entend plus que cette phrase qui ne cesse de bourdonner à son oreille. « Et l’on s’aimera encore lorsque l’amour sera mort. » Pourquoi ce soir, pourquoi ? Le torrent de ses larmes s’acharne à poursuivre son déferlement, elle cède et s’abandonne totalement à sa souffrance. Tout comme une enfant exténuée par ses pleurs véhéments, elle tombe épuisée et s’assoupit dans les cicatrices de son passé.
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Me réveiller... Le téléphone... Vite ! La sonnerie continue de retentir. Le téléphone... Elle ouvre les yeux et agrippe l’appareil maladroitement.
— ... Allo...
— Madame Lompré, ici Mélanie de la réception, nous nous excusons de vous déranger, mais nous sommes inquiets. Vous ne vous êtes pas présentée à la salle à manger à 19 h et nous nous demandions si vous auriez besoin de quelque chose.
— Oh... Pardonnez-moi. » répond-elle sur un ton un peu flou.
Quelques secondes lui permettent de retrouver ses repères et elle a la présence d’esprit d’ajouter :
— Je me suis sentie un peu fiévreuse et me suis étendue avant le souper. J’ai dû m’endormir profondément. Je suis navrée.
— Désirez-vous que l’on porte à votre chambre un repas léger ?
— Hum, je ne sais trop...
— Pouvons-nous vous proposer le potage du jour et par la suite, une demi-portion de pâtes primavera. Cela vous aiderait peut-être à vous remettre en forme.
Après un temps de réflexion, Marie accepte cette offre et est avisée que le garçon d’étage se présentera à sa chambre d’ici une vingtaine de minutes. Le cadran marque 20 h 30. Incroyable ! Comment a-t-elle pu dormir aussi longtemps ?
Elle fait le tour de son univers et voit dans le grand miroir une femme aux yeux bouffis, la chevelure hirsute et le maquillage en plein naufrage. Son lit ressemble à un champ de bataille : les couvertures emmêlées dans les revues ou vice-versa, les oreillers en position de guerre et leurs dessus bariolés de rimmel et de fard à joues ! Elle se regarde de nouveau dans la glace et conclut qu’elle a littéralement croulé sous le fardeau de ses chagrins camouflés. Elle se sent encore un peu abasourdie de ce brusque réveil, mais dans un état relativement paisible.
Ses 42 ans sont-ils à l’origine de ces remous ? En est-elle à un carrefour où la mémoire de ses antécédents affectifs remonte à la surface au moindre rappel ? Elle dévisage le miroir et fixe ses grands yeux. Oui, elle va mieux. Elle s’accroche un large sourire et remercie la vie malgré tout.
Quelques frissons plus tard, elle comprend que son corps lui signale son besoin de chaleur. Alors, le confort douillet de son peignoir et de ce lit enveloppant fera office de coin dînette. Accompagné par la douceur des flammes colorées, le repas servi à domicile sera finalement très apprécié !
N’avait-elle pas mentionné qu’elle vivrait une fin de semaine du tonnerre ? Ça commence bien... il a déjà grondé plus que la cliente n’en demandait ! À l’avenir, cette expression sera bannie de son vocabulaire. Elle est en droit maintenant de s’attendre à un arc-en-ciel inoubliable !
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Ce matin, Marie se sent légère. Elle a subi une purgation émotive et a récupéré sa forme et ses ailes. Elle s’apprête à respirer la fraîcheur d’une journée prometteuse. Le soleil est au rendez-vous et elle appréciera pleinement ce samedi lumineux.
Soudain, elle a une pensée pour ce bon monsieur Hains. Elle avait retenu ce que son superviseur, homme d’expérience dans la soixantaine, lui avait inculqué lorsqu’elle avait traversé une période personnelle plutôt ardue. Marie s’était quelque peu confiée à lui en avouant qu’autour d’elle, ce n’était pas très joyeux et qu’elle en ressentait les contrecoups. Il lui avait alors adressé ce commentaire très judicieux : « Marie, d’abord et avant tout, notre joie profonde ne dépend nullement des autres, mais totalement de notre propre intérieur. Tout pourrait être catastrophe alentour de nous et pourtant, cela ne pourrait empêcher notre cœur de préserver sa jovialité. De là vient la force de transmettre à notre entourage en situation de malheur une énergie communicative et réparatrice. » Son départ à la retraite l’avait beaucoup affectée, car elle perdait ainsi un bon conseiller, mais surtout un homme qui lui avait démontré un support presque paternel. N’ayant pas eu d’enfant, il s’était attaché à Marie et réciproquement, elle s’adressait à lui un peu comme sa fille. Depuis, il avait rejoint les nuages et l’au-delà en lui laissant en héritage un peu de la finesse de ses raisonnements. Elle en était très fière. Étrange, ce matin, ce petit clin d’œil de monsieur Hains !
Sa programmation, influencée par les aléas de la météo, la conduirait donc sur les routes pittoresques de la région et de ses sympathiques villages. À son retour à l’hôtel, la promesse d’un massage tonifiant et le plaisir de revoir Nadja feront sa joie. Allez, on se prépare pour la randonnée du jour !
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La toute première fois que la massothérapeute avait procuré ses services à Marie remonte à plusieurs années déjà. Nadja s’en souvient très bien. Ayant eu confirmation de son emploi au complexe hôtelier, elle avait acheté une petite propriété à une distance de vingt kilomètres de son travail. Ce samedi-là, elle connut et Marie et la réconfortante issue d’une tempête tout à fait inattendue.
La neige inoffensive de la matinée s’était métamorphosée, au cours de l’après-midi, en un blizzard redoutable. Après avoir terminé ses derniers soins de massage, Nadja avait déduit que le retour à la maison serait périlleux. À 16 h 30, elle troqua son uniforme pour ses vêtements de ville, ramassa ses effets et se dirigea vers la sortie de l’hôtel dans le but d’évaluer les conditions climatiques. Elle était exténuée. C’est à ce moment que monsieur Gervais l’intercepta et lui interdit formellement de quitter l’édifice. Complètement interloquée, elle suivit le gérant jusqu’à la réception. Celui-ci s’adressa à Nadja sur le ton d’un bon père de famille : « Vous savez que nous tenons à notre personnel. Nadja, vous demeurez trop loin. Pas question de prendre votre voiture, ce serait beaucoup trop risqué. Ce soir, nous vous offrons gracieusement une chambre et le repas en salle à manger, si vous le désirez. Sinon, vous n’aurez qu’à demander le service à l’étage. » Il lui tendit alors une clé : « Nous vous allouons la chambre 313. Vous verrez, elle est d’un confort absolu avec son foyer au gaz. Vous ne devriez manquer de rien. » Nadja se mit à bafouiller et ses remerciements à l’égard de monsieur Gervais furent complètement décousus. Il lui fit un grand sourire et lui souhaita, malgré ce revirement de situation, une excellente soirée. Ce geste protecteur de son employeur restera à jamais gravé dans sa mémoire.
Ce même samedi, Marie fut sa dernière cliente. Au moment de son arrivée à l’hôtel, la tempête n’en était qu’à ses débuts. Elle n’avait donc rencontré aucune difficulté majeure à parvenir à destination. Lorsqu’elle fut bien installée sur la table de travail, Marie avait mentionné à Nadja que c’était son premier séjour dans cet établissement ainsi que son initiation aux soins de massage.
— Il faut bien être psychologue pour recommander à ses patients ce mode de relaxation et ne pas l’avoir expérimenté soi-même ! » ajouta Marie sur un ton empreint de mélancolie. « C’est à mon tour d’éprouver le besoin de refaire le plein et de m’offrir vos soins de détente. »
Nadja lui promit qu’elle réussirait à alléger ses tensions et c’est avec dextérité qu’elle commença ses manipulations bienfaisantes. Mais au bout de quelques minutes, Marie avait fondu en larmes, un vrai torrent. Elle semblait inconsolable, complètement dévastée. Doucement, Nadja lui avait demandé :
— Voulez-vous qu’on en parle ? Ici, c’est comme un confessionnal, vous savez.
Les sanglots diminuèrent, la crispation s’atténua et Marie confia à Nadja la nature de ses tourments. Récemment, elle avait mis fin à une relation que l’on pouvait qualifier de non conventionnelle. Cette décision l’anéantissait. D’un discours lent, en termes réfléchis, sur un ton triste à fendre l’âme, Marie entreprit un long monologue et se vida le cœur auprès de la massothérapeute.
Nadja avait appris à s’immuniser contre les répercussions néfastes des confidences divulguées dans sa salle de travail. Mais, cette fois, son barrage avait cédé brutalement. La douleur de Marie devenait sienne : celle qui se fraie un chemin au plus profond des entrailles, celle qui se terre dans le cœur et refuse d’en sortir, celle qui oppresse le moindre respir. Un nœud d’acier s’était entremêlé sournoisement dans son ventre. Cette lointaine souffrance, enfouie depuis longtemps, rejaillissait comme un puissant geyser. Involontairement, elle s’était bel et bien connectée à la détresse de Marie. Elle s’y fondait amèrement et son énergie périclitait. Elle dut déployer un effort surhumain pour terminer la séance normalement et surtout ne rien laisser entrevoir de l’émoi causé par les aveux de sa cliente. Elle s’était tellement reconnue dans l’histoire de Marie. Quelle secousse !
À la fin, Marie semblait tranquillisée et remercia sincèrement Nadja de son écoute et de sa compréhension. Elle insista sur le bien-être que sa confession lui avait procuré et sur le fait que Nadja sera désormais la seule femme à connaître les circonstances de sa désolation. Dans l’enceinte de ce petit local planaient des effluves de sympathie réciproque et avant de se quitter, toutes deux se permirent une étreinte affectueuse.
Ce soir-là, Nadja se tapit dans le confort de la luxueuse chambre 313 au foyer chaleureux. Épuisée, elle plongea à fond dans cette peine ravivée et en ressuscita une fois de plus. Le repas servi à sa chambre lui apparut comme un baume et elle dégusta avec appétit les bons plats du chef. Au lendemain matin, sa vitalité avait repris ses droits et la tempête n’était plus qu’un souvenir habillé d’un blanc immaculé.
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Isabelle réajuste le turban sur ses cheveux, glisse dans ses pantoufles et enfile son peignoir. Elle se prépare à quitter la minuscule pièce de massage. En sortant, elle trébuche sur le seuil de la porte et faillit tomber de tout son long, mais... un bras vigoureux la rattrape et ainsi, elle évite la déconfiture. En relevant la tête pour remercier sa bienfaitrice, elle s’arrête net et celle-ci également. L’espace de quelques secondes, ni l’une ni l’autre ne sont en mesure de prononcer une seule parole. Jusqu’à ce que la massothérapeute, de sa douce voix, fasse irruption en appelant Marie Lompré.
Le choc se dissipe. Marie et Isabelle s’esclaffent joyeusement. Nadja en déduit alors qu’elles se connaissent et elle se fait discrète.
— Marie !
— Isabelle !
Toutes les deux bafouillent et se questionnent en même temps. Finalement, Isabelle prend le contrôle.
— Marie, es-tu ici pour la fin de semaine ?
— Oui. Enfin... jusqu’à demain. Et toi ?
— Je suis arrivée aujourd’hui et repartirai lundi.
Après une hésitation, Marie se risque :
— Tu es seule, Isabelle ?
— Oui, tout à fait seule !... Et toi aussi ?
— Absolument ! » D’un ton timide, elle poursuit. « Que penserais-tu de laisser tomber les conventions de ma profession et de... »
— Dîner ensemble ce soir ?
— Oui, tu devances ma demande !
— Marie, ce serait formidable. Bien sûr que j’accepte.
— Alors, on se donne rendez-vous à 19 h 30. Je suis vraiment heureuse de ce hasard. Oh, excuse-moi, mais Nadja risque de s’impatienter.
— Oui, oui. À plus tard, Marie. Quelle coïncidence !
Nadja a bien compris que cette rencontre fortuite, dont elle a été témoin, semble favorable pour sa cliente.
— Alors, Marie, vous venez de retrouver une ancienne connaissance ? » et elle la serre chaleureusement dans ses bras.
Pendant que les mains expertes s’activent habilement sur son corps, Marie a le verbe facile et entretient Nadja sur les derniers événements de sa vie. Malgré sa loquacité, elle demeure pleinement consciente des mouvements de Nadja et en retire une détente bénéfique.
À la fin du massage, Nadja n’hésite pas à exprimer tout le bonheur qu’elle ressent de voir sa cliente aussi pétillante.
— Soyez heureuse et profitez de la vie dans toute sa beauté !
C’est dans un élan de légèreté que Marie quitte la salle de massage. Elle a peine à croire à cette rencontre inusitée. Comment aurait-elle pu penser un seul instant qu’elle croiserait Isabelle ici, maintenant ? Il y a des moments où la vie nous gâte abondamment. Il faut savoir le reconnaître et ça, elle sait le faire très bien.
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En ce samedi, la salle à manger est bondée. Quelques rassemblements d’anniversaires entraînent un brouhaha de conversations et de rires qui se propagent à travers la salle. Marie se présente à l’hôtesse qui lui mentionne que son invitée l’attend déjà.
— Nous vous avons réservé une de nos meilleures tables, madame Lompré. Ainsi, vous serez éloignée du tumulte des groupes de la soirée et près de la fenêtre, vous pourrez profiter d’une vue illuminée de notre cour intérieure.
De loin, Marie repère la chère Isabelle et son cœur fait un bond. Cette dernière l’accueille avec un plaisir évident, l’embrasse et la serre chaleureusement dans ses bras. Toutes deux se scrutent du regard et se confient réciproquement que les aléas de la vie arrangent bien les choses. Marie remarque alors qu’Isabelle porte au cou la perle de son frère. À ce moment, cette dernière pose la main sur son bijou et toutes deux s’adressent un sourire éloquent.
— Comme il fait bon de se retrouver dans un endroit aussi joli ! En tout cas, je dois une fière chandelle à ma collègue Sophie qui m’a suggéré cet hôtel magnifique.
Un serveur s’approche et leur propose, pour débuter, l’apéritif maison à base de vin mousseux et de canneberges.
Les deux complices se jettent un coup d’œil et acquiescent.
— D’accord.
— Parfait, mesdames.
Marie déplace quelque peu son fauteuil afin de s’installer plus confortablement.
— Alors, Isabelle, raconte-moi plus en détail ce merveilleux hasard de la vie. » Marie devient tout ouïe.
Les deux dernières semaines de travail ayant nécessité passablement d’heures supplémentaires en raison d’une difficulté majeure du système informatique, elle avait décidé à brûle-pourpoint de s’évader pour la fin de semaine incluant le lundi, histoire de changer d’air et de décor. Ses parents avaient été avisés et elle leur avait laissé toute l’information concernant sa réservation d’hôtel. De ce week-end, elle se promettait mer et monde en sachant toutefois que sa plus grande recherche serait la tranquillité et le confort, et en y ajoutant bien sûr l’agrément d’une table gourmande. Tout enjouée, Isabelle abreuve son récit de menus détails sur la beauté de la route, sa sensation de liberté, cet hôtel majestueux et son besoin d’aller se recueillir dans la petite église sise au centre de ce charmant village.
— Et voilà l’apéritif de ces dames. Je vous explique notre menu de ce soir... ou un peu plus tard ?
— Rien ne presse. Nous vous ferons signe lorsque nous serons prêtes.
— D’accord, mesdames. » Le serveur s’éloigne.
Les deux compagnes lèvent leur verre
— Alors, à nous deux, Isabelle ?
— Oh que oui. À nous deux et à notre avenir ! Car il faut que je te raconte mon expérience avec cette fameuse Nadja. »
Et elle débute son anecdote.
— La massothérapeute, qui se tient sur le bord de la porte, se présente sous le prénom de Nadja. Plutôt exotique, n’est-ce pas ? Je la suis dans la petite salle attenante et m’allonge sur la table de travail. Mais auparavant, j’avais pris soin d’observer ses mains. Cette dame relativement corpulente, d’un certain âge et semblant faire preuve d’une maturité évidente, possède un instrument de massage adéquat. Ses doigts charnus n’ont aucunement l’effilage de ceux qui s’incrustent dans la peau comme une pointe de couteau arrondie ; définitivement, je serai entre bonnes mains !
Mais lorsque Nadja me demande de me retourner sur le dos et qu’elle entreprend le plexus solaire, j’ai un sursaut. J’essaie de me contenir, mais sans y parvenir. Une montée de larmes se fraie un chemin à une vitesse délirante. Nadja vient de toucher un point sensible. Je me confonds en excuses. Et elle, de me répondre : « Laissez-vous aller. Je suis là pour vous recevoir. »
Nadja garde le silence et malgré mes sanglots, poursuit la manipulation encore quelques secondes puis diminue tout délicatement. De ses mains toutes chaudes, elle saisit ma main droite, frotte énergiquement dans la paume, accélère par petits mouvements et pratique des étirements au niveau des doigts. Le même processus se répète pour la main gauche. Je lui dis :« Ça va mieux maintenant. »
Nadja se tait. Puis, les yeux dans le vague, elle se met à me parler à voix basse. « Ne soyez pas inquiète. Vous avez vécu des moments difficiles, mais ne dérogez pas de votre voie. Dernièrement, vous avez posé des gestes qui vous seront bénéfiques à vie. De nouvelles rencontres vous combleront totalement. Soyez attentive aux signes et surtout, ne fermez pas votre porte. Croyez-moi, l’avenir est à vous et sachez en profiter. »
Je suis tellement émue que je reste sans voix. Ce que je viens d’entendre me réconforte au plus haut point. Nadja me regarde profondément, me sourit, lâche ma main et se tourne afin de récupérer une serviette. Lorsqu’elle revient vers moi, elle a réintégré sa fonction de massothérapeute et m’avise doucement de profiter de quelques minutes de détente avant de remettre ma ratine et de quitter la salle.
J’en ai conclu qu’elle possédait peut-être des dons de voyance. En tout cas, médium ou pas, je prends au pied de la lettre ses prédictions... qui ont déjà commencé à se concrétiser ! » Elle fait le geste de lever son verre et sourit à Marie. « Puisqu’aujourd’hui, nos chemins se croisent de nouveau... et cette fois, dans une circonstance joyeuse ! Et toi, Marie, c’est la première fois que tu requiers les services de Nadja ? »
— Ah non. Je suis une habituée des services de Nadja. Il y a de cela huit ans, je m’étais réfugiée ici. J’avais besoin de prendre le large et j’ai eu un coup de cœur pour cet établissement. J’avais quitté la ville plus tôt que prévu. Heureusement. Car une neige en apparence anodine s’était transformée graduellement en une forte tempête. J’ai eu la chance d’arriver à l’hôtel avant que la route ne devienne trop risquée. D’ailleurs, c’est lors de ce premier séjour que j’ai adopté Nadja.
— Eh bien, c’est surprenant de constater que l’on peut retrouver une massothérapeute aussi longtemps au service d’un même hôtel.
— Il faut dire qu’elle avait acheté une propriété dans le coin, ce qui a contribué à sa fidélité.
Marie lui défile une mini-chronique sur ses différents passages dans cet hôtel sans toutefois s’engager sur les détails personnels de sa première expérience avec Nadja.
— Je suis encore estomaquée de constater que le hasard a fait en sorte que l’on se croise ici, dans ce chic complexe hôtelier. Maintenant, je peux bien te l’avouer, je me suis sentie vraiment triste de ne plus te revoir. J’avais l’impression que, n’eût été le contexte, nous aurions pu développer une belle amitié, toi et moi. Sans te connaître, je pressentais que nous avions des atomes crochus. Ne me demande surtout pas de te les énumérer, ce serait peine perdue, » dit-elle avec humour, « mais j’en étais convaincue. Alors, Marie, la vie s’est chargée de nous remettre l’une en face de l’autre ! »
Ce fut la seule référence d’Isabelle au contexte médical vécu dans les mois précédents.
D’un naturel incroyable, elles bavardent comme des amies de toujours qui reprennent simplement le fil de leur dernière causerie. Définitivement, cette première soirée débute sous le signe de la décontraction. Elles trinquent à leur futur et l’apéro se prend dans la joie.
Tout au long du savoureux repas que toutes deux dégustent avec un plaisir équivalent, elles se promènent allègrement d’un sujet à l’autre, rigolent de leurs mésaventures et s’attendrissent sur les propos de famille. C’est justement à la suite d’une anecdote sur le frère aîné de Marie qu’Isabelle enchaîne sur ses amours plutôt fugaces. Incapable de se fixer, elle en était arrivée à la conclusion qu’à 42 ans, le confort de sa vie de célibataire lui convenait bien. Une aventure ou une liaison sans engagement la satisfaisait pour le moment. Le destin lui avait fait connaître une grande majorité de François, mais aucun n’avait raflé la palme.
— Marie, s’il se produisait qu’un autre François daigne s’intéresser à moi, je me pousserais aussitôt. C’est un signe d’échec assuré ! » Et elle rit de bon cœur.
Au dessert, les échanges se transforment au rythme de leurs voyages. C’est ainsi qu’elles découvrent qu’elles ont emprunté des destinations identiques à quelques reprises. Elles en évoquent des souvenirs similaires et y voient là un argument additionnel à leur rapprochement. Il n’y a plus aucun doute : le bonheur est dans la salle à manger !
Toutes deux demeurent encore éberluées de cette rencontre fortuite et remercient le ciel de les avoir réunies de nouveau, dans un contexte où l’avenir est permis. Elles discutent maintenant de la suite des événements et Isabelle propose à Marie de se joindre à elle pour l’office du dimanche, à la petite église du village.
— Maintenant que mon vœu a été exaucé, il ne serait plus question de laisser passer la chance de témoigner ma reconnaissance à ce Dieu... avec qui j’ai eu quelques altercations, je dois bien l’admettre.
D’un sourire chaleureux, Marie l’assure de sa présence.
— Je connais bien le coin et juste à côté de l’église, il y a un resto épatant pour un déjeuner dominical gargantuesque. On pourrait aller bruncher et pour digérer, on marchera dans les petites rues ; l’architecture des demeures ancestrales est remarquable. Et pour ma part, je reprendrai la route du retour après tous ces beaux moments. Marché conclu ?
— Marie, je ne peux en demander plus ! Ce sera un programme parfait.
Elles s’étreignent affectueusement et se souhaitent une bonne nuit. À partir de maintenant, elles deviendront les meilleures amies du monde. Promis, juré !
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Au volant de sa voiture, Marie voit défiler le paysage avec ses montagnes majestueuses, ses arbres dénudés, parsemés ici et là du vert persistant des conifères, tout cela accompagné d’un soleil racoleur. Sur fond de musique classique, son souvenir vagabonde dans les aléas de cette fin de semaine mémorable.
On avait remis sur sa route cette chère Isabelle, comme si l’univers avait entendu la tristesse de cet éloignement. Bien sûr, elle s’était secouée rapidement afin de ne pas maintenir la projection dérangeante de la perte d’Isabelle. Comme d’habitude, elle avait repoussé dans son coin secret cette situation fictive qui, elle doit bien se l’avouer, avait peut-être été idéalisée par le truchement de la ressemblance avec Hélène.
Hélène ! Qui ne cesse de refaire surface et qui réussit à lui voler, à ce moment précis, une partie de sa joie. Elle entend de nouveau le récit candide d’Isabelle sur son dernier périple en France. Elle aurait préféré ne pas s’accrocher à l’histoire d’Arnaud, mais ses pensées s’y agrippent implacablement.
« Figure-toi qu’à Aix-en-Provence, j’ai fait la connaissance d’un François. Eh oui encore un autre ! Tu vois, c’est presque inévitable, je suis une abonnée de ce prénom. Il me plaisait bien et je savais d’avance que ce ne serait qu’une aventure de voyage. C’était parfait ainsi. Avocat, il assistait à un mini-congrès en compagnie de nombreux collègues. Il m’avait abordée de façon très originale, par son discours moyenâgeux, et je l’avais trouvé très drôle. L’humour est souvent un gage de réussite pour obtenir l’attention du sexe opposé, n’est-ce pas ? Eh bien, il avait gagné la palme. Quand il a su que je demeurais à Montréal, il s’est aussitôt empressé de me présenter à son ami et partenaire, Arnaud. » Elle hésite. « Zut, j’ai oublié son nom de famille. De toute façon, c’est sans importance. Bref, la femme de cet Arnaud est une pure Montréalaise. D’elle, j’ai retenu le prénom, car François et son copain s’entendaient pour la baptiser « La belle Hélène ». Ça me faisait beaucoup penser à l’histoire d’Hélène de Troie, même s’il n’y a aucun rapport... quoiqu’on ne sait jamais ! »
Heureusement, Isabelle n’avait aucunement perçu le malaise que cela avait suscité chez Marie. Celle-ci s’était retenue à deux mains pour se taire et s’était contentée de changer rapidement de sujet. Malheureusement, Isabelle semblait vouloir poursuivre cette anecdote.
« Les deux compères étaient d’agréable compagnie. Arnaud, ayant une Québécoise devant lui, en a profité pour raconter comment il avait fait la connaissance de son Hélène. Mon souvenir est un peu flou, mais je crois qu’il l’avait connue lors d’un voyage étudiant dans l’Ouest canadien ou plutôt par l’entremise d’un copain québécois avec qui il s’était lié d’amitié au cours de ce déplacement. Enfin, quelque chose du genre. Il prenait plaisir à parler de sa femme, car l’admiration qu’il éprouvait pour sa belle rousse était indiscutable. Seule ombre au tableau, ils avaient espéré des enfants, mais il semblait que la nature en avait décidé autrement. J’aurais aimé proposer à Arnaud l’échange de nos coordonnées, mais je trouvais cela un peu indélicat envers François. Toutefois, lorsqu’Arnaud a mentionné qu’il y avait très longtemps que son Hélène n’avait pas manifesté le désir d’un séjour au Québec, j’ai compris qu’il n’aurait servi à rien d’essayer de garder le contact. Leurs carrières respectives les accaparant grandement, lui en droit et elle en commerce, je crois, Arnaud spécifia qu’Hélène préférait utiliser ses vacances pour assouvir sa curiosité et découvrir l’Europe.
Selon les récits d’Arnaud, j’en ai conclu que la belle Hélène adorait sa vie de Française. Au fil des années, le goût du Québec s’était amenuisé et elle ne ressentait plus vraiment l’enthousiasme de retrouver sa ville natale. Mais moi je t’assure qu’un jour, elle aura le mal du pays et de ses gens, et qu’elle reviendra en grande pompe. C’est ainsi ! Alors, je n’ai rapporté aucune trace ni du cher François ni de ce charmant Arnaud. Fin de l’histoire. »
Pour Marie, il n’y avait plus aucun doute ; il s’agissait bien de son Hélène.
Mais pourquoi le fantôme d’Hélène se retrouve-t-il constamment sur mon parcours ces derniers temps ?... Peut-être serait-ce pour que j’enterre définitivement cette histoire ? Après tout, Hélène et moi ne nous étions pas enroulées une chaîne au cœur et au corps. Je devrais plutôt me réjouir de cette chance d’avoir connu avec elle une amitié extraordinaire qui aura duré jusqu’à mon début d’âge adulte. Et puis... il y a si longtemps.
En effectuant un dépassement de voiture, elle s’arrête à la signification de ce terme. Dépasser : Aller au-delà... de cette coupure brutale. Dépasser ce simulacre auquel elle s’accroche depuis tant d’années. Étrangement, cette fois, elle entrevoit l’aboutissement de ce nœud émotionnel, sans pour autant pouvoir en expliquer le pourquoi... là... maintenant. Cela n’a pas d’importance ; c’est le résultat qui prévaut.
Laissons le passé au passé, profitons du présent et fonçons dans l’avenir ! Pourquoi avoir énoncé ce constat au pluriel, comme si elle était Deux ? Elle éclate de rire et cesse tous ces questionnements pour se concentrer sur son retour.
Le soleil s’est camouflé depuis longtemps derrière un demi-jour en déclin et le cadran lumineux de la voiture marque 16 h 35. Une trentaine de kilomètres la séparent maintenant de son domicile. Elle arrivera à temps pour se préparer un petit gueuleton et s’installer paresseusement devant son émission préférée du dimanche soir.
À la radio, on débute les premières mesures de la Marche Turque. La vivacité de Mozart l’entraîne vers l’attraction d’un second souffle. Elle vient de faire la paix avec Hélène et Isabelle la comblera par cette nouvelle amitié. Toutefois, ce qu’elle éprouve actuellement est au-delà de ça. La cassure avec cette chère cousine ne se positionne pas au premier rang et l’affection envers Isabelle n’occupe pas un premier degré. Il s’agit plutôt d’une quiétude que l’on pourrait peut-être qualifier de mature. Elle ne sait trop. Mais au fil des kilomètres, le brouhaha de cette fin de semaine l’oriente vers le chemin de la raison et non de l’effervescence éphémère. Extrêmement contente de cet étonnant dénouement, c’est avec un sentiment de paix qu’elle ouvre son cœur à la beauté de sa vie et à ce qu’elle lui en réserve. Elle ne comprend ni pourquoi ni comment exactement, mais elle a la certitude que bientôt sa vie va basculer vers un bonheur... espéré. La grande finale de Mozart accompagne cette dernière pensée comme s’il l’assurait de son approbation !
Les panneaux indicateurs de la route lui rappellent que sa ville se rapproche et la guident dans une multitude de souvenirs. Elle les accueille de tout son pouvoir.
Une visite chez grand-père Edgar pendant laquelle Jeannine lui avait montré à préparer des biscuits. Elle sourit à l’idée que ça ne l’intéressait pas vraiment. Mais sa grand-mère semblait tellement heureuse d’initier sa petite Marie à ses débuts de pâtissière.
Puis, elle se retrouve à l’église de ce village où toute la famille s’était déplacée pour assister aux obsèques de l’oncle de son papa. Elle avait demandé à ce dernier de lui permettre de faire brûler un lampion tout simplement parce qu’elle aimait les allumer. Voir la flamme naître lui procurait une douceur dans son cœur.
Elle poursuit avec une dispute enfantine. Pendant que son frère aîné se concentrait sur ses Légos, elle avait osé le déranger afin de participer à son nouvel échafaudage. Très fâché, il lui avait interdit de toucher à quoi que ce soit. Comme une madeleine, elle s’était mise à pleurer et François l’avait traitée de grand bébé.
Voilà qu’elle joue à la cachette avec sa cousine Hélène et les petits voisins. Cette fois-là, elle avait déniché un endroit sûr où aucun des garnements ne pourrait les découvrir. Du haut de ses huit ans, elle avait suscité l’admiration du groupe, et particulièrement de son Hélène. Tiens, le cœur ne ressent aucune amertume à ce souvenir, mais plutôt un plaisir candide.
Elle savoure le moment présent et compte bien n’en perdre aucune minute. À la radio, elle avait remis la musique jazz à l’honneur et accompagnée de la chanson The look of love par Diana Krall, elle regagne son toit avec une joie saisissable.
Après cette fin de semaine riche en rebondissements, elle reprendra le collier du travail avec une vigueur et un entrain inégalés. Sûr et certain !