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À la lecture du courriel de son père, François sourit. Il semble que Florent veuille se retremper dans le traditionnel rassemblement du clan Lompré et qu’il y travaille allègrement. Par la force des choses, cette coutume avait été interrompue ces dernières années : trop d’éparpillements, trop de complications, trop d’absents en cette période des Fêtes.

L’enthousiasme de Florent est contagieux ; à tel point que François réfléchit sérieusement à réserver une surprise à ses parents. Cette semaine, il enverra un courriel à Félix et Frédéric pour leur faire part de son projet. Courriel qu’ils devront transmettre verbalement à Marie puisqu’elle persiste à rester dans son ère préhistorique.

Il se lève et se dirige vers le balcon. La bruine attriste l’atmosphère et augmente la désolation des lieux environnants. Il ne s’habitue pas à ce dépotoir avoisinant où les bougainvillées ont laissé place à une accumulation de déchets, appâtant une horde de chiens errants. Quelques palmiers parsemés ici et là évoquent le climat parfois suffocant de ce territoire nord-africain. Les édifices délabrés abritant des logements douteux défigurent la rue dans une discordance consentie. Au loin, la beauté des montagnes enveloppantes pardonne ces parages déprimants.

C’est dans ce décor disparate que Charles et lui sont cantonnés depuis plusieurs mois. Il n’en demeure pas moins que la richesse de cette expérience qu’ils vivent présentement se calcule au centuple du dénuement de ce peuple algérien. Jamais, ils ne regretteront cette expatriation temporaire. Même si de temps à autre, l’ennui les guette à un détour inattendu.

Justement, il soupçonne Charles d’être sur une pente ténébreuse. Ces deux dernières semaines, il affiche une mine basse, regagne sa chambre rapidement, parle moins et rit rarement. En ce samedi de congé, il a même invoqué le prétexte de la rencontre du lendemain avec le vice-président, M. Asselman, pour faire un saut sur le chantier. Comme s’il voulait fuir ses heures de relâche.

François cogite sur le mode d’emploi afin d’attirer les confidences de Charles, sans commettre d’impair. Tout en s’activant à préparer le repas spécial hebdomadaire, un relent heureux de son passé lui revient en mémoire. Il croit avoir déterré un stratagème pouvant provoquer les aveux de son ami.

Adolescent, lorsqu’un problème le tenaillait jusqu’à l’obsession, il se tournait vers son grand-père. Incapable de se confier spontanément, il pressentait qu’Edgar détecterait instinctivement son trouble et réussirait à le faire parler. Le scénario se ressemblait sensiblement d’une fois à l’autre et à tout coup, ça fonctionnait. Edgar usait d’un subterfuge en suggérant une partie de cartes ou d’échecs. Avec une lenteur étudiée, il positionnait les éléments du jeu puis, tout bonnement, il questionnait François sur divers sujets. Immanquablement, l’objet de ses inquiétudes se verbalisait. Le divertissement, devenant accessoire, faisait place à une conversation gagnante. Voilà où se reflétait la vraie victoire.

Ce soir, François expérimentera son habileté à utiliser cette même tactique avec son ami Charles, en souhaitant ardemment que le résultat soit probant.

Les légumes sont coupés, le bouillon est prêt, la viande rissole : la recette de Bennina fait son œuvre. Depuis la toute première fois où Ammar avait convié ses deux complices de travail à partager le repas familial, une sympathie réciproque s’était installée entre eux. Bennina qualifiait ces Québécois de chaleureux et plaisantins. Lesquels, dans leurs tripes, ressentaient un agacement devant cette femme effacée et trop au service des hommes. N’empêche que Charles et François appréciaient grandement les plats de Bennina. Elle cuisinait avec un savoir-faire inné et c’est en toute modestie qu’elle recevait les compliments de ses invités. Dernièrement, Bennina leur avait refilé une de ses recettes « facile à faire » et aujourd’hui, François teste ses talents de chef.

Pendant que le souper mijote, il entame le roman de l’auteur suédois Stierg Larsson. Le temps d’une première page, la clé tourne dans la serrure et Charles apparaît dans l’embrasure. D’instinct, François se presse au-devant de son copain et s’enquiert de sa journée. Charles, comme s’il n’avait rien entendu, referme la porte, la verrouille et se retourne en gratifiant son ami d’un sourire forcé.

—    Je dépose mes effets, je me douche et je te reviens.

—    Prends ton temps. » Après un moment d’hésitation, il ajoute : « Je nous ai réservé un bonus pour ce soir et je crois que tu apprécieras. »

—    Ah oui ? » répond Charles sur un ton fade. Aussitôt, il s’oriente vers sa chambre.

François, en guise de contenance, retourne à son chaudron et brasse le mijoté. Il ressent le besoin d’adopter une attitude décontractée, de peur que la nervosité le gagne. Puis, il se replonge dans sa lecture, sachant très bien qu’il n’aura pas la concentration nécessaire pour mémoriser le début de l’histoire. En refermant le volume, il est déterminé à crever l’abcès et connaître les raisons du comportement morose et évasif de son ami.

Charles ressort de son refuge personnel avec une allure quelque peu ragaillardie. Un sourire s’affiche sur son visage et il complimente même son colocataire sur les odeurs invitantes.

—    Que dirais-tu d’un verre de Bordeaux ?

Charles écarquille les yeux, tout surpris.

—    Petit cachotier. Tu as un vin français dans ton coin secret ? C’est sûr qu’on ne refuse pas un Bordeaux à Tizi Ouzou !

—    Va pour les brumes de l’alcool !

La bouteille ouverte et le vin prêt à être dégusté, François propose à Charles une partie de Risk.

—    Un jeu de stratégie avant de nous mettre les papilles en état de consommer, qu’en penses-tu ?

—    Je ne dis pas non.

Sur la table du salon, il déplie le planisphère, assigne la couleur de l’armée et sépare les cartes. Mais la guerre des territoires devra patienter encore un peu, car François offre à Charles de porter un toast.

—    Goûtons à ce Bordeaux et au printemps prochain qui bouclera notre contrat à Tizi Ouzou. Nous y aurons acquis une expérience mémorable et lorsque nous serons de vieux retraités, nous pourrons plaisanter sur nos moments de cafard dans ce bled d’Algérie.

Ils frappent leurs verres. François s’entend rire de manière affectée tandis que Charles adopte une mine acceptable.

—    Oui, parlons-en de cet ennui. » Charles dépose sa coupe de vin, sans y avoir même trempé les lèvres, hésite quelques secondes et avoue qu’un mauvais pressentiment le tient en otage.

Il se lance alors dans un monologue sur sa présence en Algérie.

—    À mes 40 ans, j’avais enfin réalisé mon désir le plus profond, celui de devenir père. Lorsque j’ai rencontré Maryse, j’ai su que cette femme formidable serait la mère de mes enfants. Nous avions un rêve commun : celui d’élever plusieurs marmots. Mais la vie en a décidé autrement.

Il a fallu bien des années avant que la petite Rosalie ne se manifeste dans notre univers. Déjà, elle marquait un point en choisissant de naître le jour de mon anniversaire. Ah ce que j’étais heureux ! Désormais, Rosalie inaugurait ma nouvelle famille et... la bouclait. Car le diagnostic médical mettait un terme à toute future maternité pour Maryse. Quelle tristesse nous avons ressentie de ne pouvoir donner sœur ou frère à notre fille. Mais, ensemble, nous avons pris le parti de vivre pleinement notre bonheur présent avec Rosalie.

Lorsque ma firme québécoise et la compagnie algérienne m’ont informé que je comptais parmi les ingénieurs recrutés pour une mission en Kabylie, je ne peux te cacher avoir éprouvé une grande fierté et en même temps une immense inquiétude. Ce contrat en Algérie arrivait à un moment inopportun. »

Le temps semble s’arrêter pendant qu’il émet un soupir de pessimisme. Sa sensibilité est à fleur de peau. Puis il reprend contenance et poursuit.

—    Je ne pouvais me soumettre à accepter cette offre, mais avais-je vraiment le choix ? Si je déclinais, mon curriculum vitae en souffrirait. À ce moment, Maryse est intervenue en m’encourageant fortement à réaliser cette expérience. Elle me rassurait et son argument le plus convaincant demeurait la période de temps exigée par la compagnie. Deux ans, cela serait vite passé. Lorsque j’atteindrais mes 60 ans, je me mordrais les pouces d’avoir refusé cette occasion. Mais... acceptera-t-on de faire concorder mes congés en fonction de ma fille ? Me sera-t-il possible de l’accompagner pour ses débuts scolaires ? S’il survenait une difficulté majeure à la maison, pourrais-je effectuer un retour rapide ? Maryse, en plus de son emploi, parviendra-t-elle à s’occuper de tout pendant ces deux années d’éloignement, sans essoufflement ? Dans mes moments de doute, Maryse, éternelle optimiste, me répétait que dans la vie, il y avait des solutions à tout problème. Sauf que... sauf que ces derniers temps, mon sommeil semble me dicter une autre avenue. »

Les fantassins du jeu de Risk demeurent rivés à leur pays, les cartes de mission restent figées dans leur enclos pendant que François se questionne sur l’issue de ce retour en arrière.

Charles se tourne vers le balcon pendant que ses yeux s’embuent à la vitesse d’un train qui s’apprête à dérailler lentement mais sûrement. Le sifflet d’avertissement de l’engin pousse sa vocalise au maximum et voilà Charles suffoquant dans ses larmes. De gros sanglots d’homme. Ceux qui donnent des frissons et que l’on n’aime pas entendre, ceux qui se répriment dans la gorge et que l’on voudrait libérer. Ceux qui persistent et sonnent le désespoir.

François ne dit mot. Entre hommes, le silence opère, tel un baume obligé. Puis, tout doucement, il se rapproche et s’assoit près de son copain. Il pose une main réconfortante sur son épaule, en guise de fraternité et de solidarité. Il venait de répéter le geste patriarcal.

Charles relève la tête, essuie le liquide salé sur ses joues et de son regard, remercie François de sa compassion. Ce dernier le laisse émerger de cette phase épuisante, sachant maintenant qu’il dévoilera la nature de son mal.

D’un sourire mitigé, il lance à brûle-pourpoint :

—    Le plat du chef pourra-t-il attendre que l’éploré vide sa réserve d’angoisses ?

—    Charles, la soirée t’appartient. Le Risk a perdu ses joueurs, le mijoté est au chaud et moi, je suis tout entier à mon ami. Le temps n’existe plus.

François reprend son fauteuil. Charles se racle la gorge et se prépare à livrer l’objet de ses inquiétudes.

—    Depuis un peu plus de deux semaines, un rêve récurrent me poursuit. À tel point que cela s’est transformé en obsession. Maintenant, j’ai peur du futur, une peur terrible. Ce cauchemar me hante. Serait-ce une prémonition ?

« Le contrat est terminé. Je reviens chez moi. Mais lorsque je débarque du taxi, je n’arrive pas à retrouver ma maison. Soudainement, la rue, les arbres, les habitations, tout s’éloigne de moi, à mesure que j’essaie d’avancer. J’ai chaud, extrêmement chaud. Je suis en sueurs. Je continue de marcher même si tout se dérobe à mes pieds. Je crie « Maryse... Rosalie... » Soudainement, mon père, décédé depuis plusieurs années, m’apparaît et me dit : « Ne cherche pas. Tout est fini. Tu ne reverras plus jamais ni ta blonde ni ta fille. » Je tombe à genoux et j’éclate. Je pleure sans arrêt. Mon père se penche vers moi, pose la main sur mon épaule comme s’il me confirmait qu’il n’y avait plus aucun espoir. »

Il se contient et conclut :

—    Je me réveille brutalement et je suis en larmes. Je suffoque, tellement cette scène me déchire. Mais pourquoi ? Pourquoi ce mauvais rêve ? François, je n’en peux plus. Je deviens fou d’angoisse. Et si cela signifiait que Maryse ait rencontré un autre homme ? Et que je perde tout, l’amour de ma vie et ma fille ? Tout ça pour mettre de la couleur dans mon curriculum vitae. Je me suis trompé ; je n’ai pas choisi les bonnes valeurs. Je m’en veux tellement. Si tu savais. »

Il fixe les pions du jeu, fait mine d’en replacer quelques-uns, comme si le souffle de ses paroles les avait décalés.

—    Je dois en comprendre que tu interprètes ce songe comme un pressentiment ?

—    Oui. J’ai peur que ces visions me donnent un avertissement de ce qui m’attend.

De longues minutes s’écoulent au cours desquelles Charles se raccroche aux péripéties de sa petite Rosalie, aux descriptions joyeuses de sa fillette, aux courriels pleins d’amour de Maryse, au film de ses nombreux retours chez lui. Comment en arrive-t-il à douter ainsi de Maryse et à supposer que la catastrophe pourrait survenir ? Tout cela est complètement absurde. Et pourtant, il doute ; il craint ; il ne comprend plus.

—    As-tu remarqué un changement de ton dans les derniers échanges avec Maryse ?

—    Non. Oui. Enfin, je ne sais pas. À force de relire, je m’imagine que sa chaleur ne passe plus dans ses écrits. Je crois que je fabule. Du moins, je l’espère.

—    Charles, que dirais-tu de prendre une semaine de congé pour aller te rassurer. Je suis persuadé que l’on réussira à s’organiser. Tu dois retrouver la paix et la joie de ta famille.

—    Oublie ça. Nous sommes trop rapprochés des vacances des Fêtes.

Il affiche un sourire de soulagement et semble s’enligner sur une voie positive.

—    Le fait de m’être ouvert à toi me délivre énormément de toutes ces mauvaises appréhensions.

—    Alors, on s’attable avant que le chaudron ne devienne un débris calciné ? »

Les deux compères éclatent de rire.

—    Oui, tu as raison. Merci. Merci pour tout. Ça va beaucoup mieux.

François se dirige dans la cuisinette pour évaluer l’état de la cuisson pendant que Charles range le jeu de Risk qui aura servi de trait d’union entre ses confidences et l’empathie de son compagnon d’exil.

À ce moment précis, on frappe à la porte.

—    Là, je suis certain que ce n’est pas toi ! Attend-on un distingué visiteur ?

—    Pas à ma connaissance.

Ils se piquent un clin d’œil et Charles, ayant retrouvé un peu de son humour, se précipite vers l’entrée.

—    Monsieur Asselman ? » Charles lui tend la main. « Quelle surprise ! Vous allez bien ? Entrez donc. »

—    Merci, Charles. Je n’ai que peu de temps. » Il toise l’ingénieur de son regard intelligent et ajoute : « Ma présence ici doit vous intriguer, n’est-ce pas ? »

Monsieur Asselman, de tous les vice-présidents à ce jour, est considéré comme la perle des grands patrons. Charles, contrairement à François, œuvre dans cette firme depuis ses débuts dans l’ingénierie et affirme que cet homme s’attire la sympathie de tous. Ses qualités humanitaires, sa simplicité malgré une éducation raffinée, son élégance dans sa manière d’exprimer des commentaires à nature délicate, font en sorte qu’il est apprécié de tous.

Reconnaissant la voix du chef à l’international, François accourt et s’empresse de lui tendre la main, ravi de le rencontrer avant même la réunion du lendemain.

—    Ne vous inquiétez pas. Je ne vous volerai pas les quelques heures de congé qui vous sont allouées. Je suis chargé d’accomplir une mission, disons, particulière.

—    Ah bon ! » de rétorquer Charles un peu étonné.

M. Asselman ouvre sa mallette et en sort ce qui a une apparence de document.

—    Voilà Charles. On m’a fait promettre de vous la donner en mains propres.

Charles saisit l’enveloppe tout en remerciant M. Asselman. Ce dernier se retire rapidement en les saluant chaleureusement.

—    À demain.

—    Oui, monsieur Asselman. À demain.

Pendant que François referme la porte, Charles devient d’une blancheur à apeurer même un fantôme. Ses mains tremblent. Il n’ose prendre connaissance du document. François est lui aussi dans tous ses états. Mauvaise coïncidence. C’était une première de recevoir de la correspondance livrée directement par le vice-président.

—    Veux-tu que je l’ouvre pour toi ?

Charles regarde son copain et lui tend le courrier.

—    J’aimerais que tu me dises de qui ça vient, s’il te plaît. » Sa voix trahit un trémolo d’angoisse extrême.

François s’exécute avec une lenteur presque exaspérante ; la trouille le gagne. S’il fallait que... Sa gorge se resserre. Il ne voudrait pas que cette missive en soit une de malheur.

—    Puis ?

—    C’est écrit à la main. Il y a trois pages. » Sur la dernière, il entrevoit un dessin d’enfant. « Il m’apparaît que cela provient de Maryse. »

—    Bon Dieu. Pourquoi ma blonde m’envoie-t-elle une lettre par l’entremise de David ? Fallait-il que ça presse ? Je suis pris de panique.

François remet les feuilles dans son contenant et dépose le tout sur la table d’appoint.

—    Charles, ça ne veut pas dire que ce sont de mauvaises nouvelles.

—    Normalement, une circonstance comme celle-là n’annonce rien de bon. » Son ton revêt une agressivité manifeste.

François sait pertinemment que son ami a probablement raison.

—    Tu n’as pas le choix. Il faut que tu en lises le contenu.

Charles retient son souffle et s’enquiert de l’enveloppe. Il en sort les feuillets et son regard fixe la troisième page avec le dessin de sa petite Rosalie.

Il s’assoit, François aussi. Ils ont l’air de deux cadavres, suite à l’explosion d’une bombe.

—    Préfères-tu que je te laisse seul ?

—    Non, non. Surtout pas. » Après une grande respiration, il trouve le courage d’attaquer la première page.

Pendant d’interminables minutes, il lit une première fois, relit et relit encore. François l’observe et ne peut aucunement prédire la suite des choses. D’un état effrayé, son ami passe en mode non identifiable. Finalement, Charles dépose la lettre, se prend la tête à deux mains et pour une deuxième fois depuis le début de ce samedi, il fond en larmes.

François est décontenancé et ne sait plus quelle attitude adopter. Il cache sa nervosité du mieux qu’il le peut et n’ose prononcer une seule parole, de crainte de commettre une bévue.

Lentement, Charles essuie son visage et avec l’air d’un comateux, il fixe François dans les yeux et après quelques secondes incessantes, il se décide à parler.

—    Tu sais, ce cauchemar qui me poursuit. Eh bien, je crois que maintenant, il est définitivement terminé. Il ne reviendra plus, j’en suis certain.

—    Tu veux dire que... ? » Une anxiété insolente s’empare de lui. Le cauchemar est sur le point d’effectuer un transfert sur sa propre personne.

Charles se lève, se met à sursauter, à taper des mains et à hurler en criant :

—    Si tu savais combien je suis heureux. Heureux. Heureux. » Et il s’esclaffe en même temps qu’il presse les feuillets sur son cœur. « Mais qu’est-ce que j’ai été stupide de m’arrêter à ces folies. Qu’est-ce que je suis imbécile parfois ! »

—    OK. Si je comprends bien, c’est une lettre de bonheur.

—    Oui, oui. OUI.

—    Ouf. Tu m’as tellement fait peur.

Charles prend son copain dans ses bras, le serre et se remet à pleurer.

—    Comment ai-je pu développer cette hantise obsessionnelle ? Complètement sautée, mon affaire. François, te reste-t-il un peu de vin ? » Un sourire grand comme la terre émane enfin et une odeur de fête se répand dans la pièce.

—    Bien sûr. Le Bordeaux n’attend que l’euphorie de ta bonne nouvelle.

François s’apprête à saisir leurs verres pour trinquer, mais cette fois, dans la gaieté.

—    François, on se marie !

—    Quoi ? On se marie ? Non, quand même, pas avec moi ? T’es pas un peu fou ? » Il avait adopté un ton un peu fanfaron.

—    Oui, fou de joie. On se marie ! » Il reprend son souffle. « Après la naissance de Rosalie, je souhaitais me marier. La venue de ma fille représentait la consécration de nos liens amoureux. Il était important pour moi d’offrir à ma petite des parents officiellement engagés. Habituellement, ce sont les filles qui rêvent de mariage. Moi, il faut croire que je suis un peu chouchoune ! J’ai toujours rêvé de me marier. Tu sais, le vrai mariage à l’église avec plein d’invités, la grande fête, les confettis. La grosse affaire, quoi ! Mais Maryse ne se sentait pas prête à tout ce tralala. Cette idée ne la séduisait pas vraiment. Je lui avais alors répondu que j’attendrais et que dans mon cœur, je gardais espoir qu’un jour, elle m’accorderait sa main. Je suis vieux jeu, n’est-ce pas ?

—    J’utiliserais plutôt le terme romantique.

—    Oui. C’est cela. Je fais partie de la secte des amoureux épris de sentimentalité.

De nouveau, ils lèvent leurs verres à l’avenir.

—    Ma future femme n’a pas raté son coup. » Il semble rire dans sa barbe en imaginant la ruse de Maryse. « Il lui a sûrement fallu beaucoup de culot pour en arriver à convaincre le bureau de M. Asselman de m’apporter cette demande en mariage. Elle a fichtrement bien réussi sa surprise. » Un autre toast. « Aux poubelles, les sacr... de cauchemars et vive les futurs mariés ! »

Ils n’ont pas terminé le vin. Ils n’ont pas fait honneur au plat de François. Ils ont plutôt savouré ce moment béni qui revêtait l’allure d’un banquet nuptial.

Ce soir-là, François a difficilement trouvé le sommeil. Toutes ces émotions, en une seule journée, étaient venues à bout de sa carcasse d’homme. L’euphorie de son copain rejaillissait sur lui tout comme le coup de foudre de son fils.

Alexandre connaissait maintenant les prémices de l’amour, Charles se marierait bientôt. Cet exil en Algérie prend des proportions d’introspection récurrente. Cette solitude et cette indépendance tant appréciées sont en train de devenir des amies indésirables. Il aimerait en remodeler la densité et se départir de son bagage de célibataire persistant. Pourquoi en est-il rendu là ?

LUI ? Que lui réserve le destin ? Une bonne étoile le guidera-t-elle au bon endroit, au bon moment ? Si oui, saura-t-il lui faire confiance ou... se faire confiance ?