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–Je te laisse le numéro de téléphone où me rejoindre. On ne sait jamais ; peut-être en auras-tu besoin pour me demander où sont rangés les linges de vaisselle ! » C’est de bon cœur que Michelle lance cette boutade à Florent.

—    Ne t’inquiète pas... Je suis un époux autonome.

Il s’empare de son léger bagage, la conduit à l’auto et lui recommande la plus grande prudence. Cette petite neige peut être trompeuse parfois.

—    Tu commences à manquer de ponctualité, chère dame de mon cœur. Tu es déjà en retard. Ta sœur va s’impatienter.

—    Mais non, quelques minutes ne mettront pas Johanne dans tous ses états. Tu la connais suffisamment pour ça.

Florent la prend dans ses bras et ils échangent un baiser discret.

—    Bon voyage et amuse-toi bien ! Tu salueras Johanne et Béatrice pour moi.

—    Oui, je n’y manquerai pas. Et dire que dans trois jours, je serai déjà de retour. On s’entend que ce n’est pas le plus long des périples.

Un dernier signe de la main et Florent suit du regard la voiture de Michelle qui s’éloigne.

Béatrice, l’amie commune des deux sœurs, leur avait lancé une invitation à sortir de leur patelin afin de passer quelques jours dans sa maison des Cantons de l’Est. Elle s’ennuyait en cette période grise de l’année et souhaitait papoter avec ses grandes copines de toujours. Colorée et pleine d’entrain, Béatrice savait concocter des petits séjours fort agréables et il était assuré qu’une fois de plus, elles partageraient des moments captivants... entre femmes... du même âge !

Il y avait longtemps que Michelle ne s’était pas absentée ainsi pour quelques jours. Lorsque Florent regagne l’intérieur, une odeur de vide et paradoxalement de liberté plane dans l’atmosphère. À peine la clé tournée dans la serrure, la sonnerie du téléphone l’interpelle.

—    Allo !

—    Bonjour, Florent. Je sais que je suis un peu à la dernière minute, mais je viens tout juste de parler avec Yvon et comme ça, à brûle-pourpoint, on a pensé réunir les quatre compères de golf et souper ensemble ce soir. J’ai vérifié auprès de René ; il est disponible. Et toi, de ton côté ?

—    Ça ne peut mieux tomber. Je suis célibataire pour quelques jours. Est-ce qu’on opte pour notre Italien favori ou vous préférez changer d’endroit ?

—    On garde nos bonnes habitudes. Chez l’Italien pour 18 h ?

—    Avec grand plaisir. » Florent raccroche, enchanté de cet imprévu agréable.

À sa retraite, il avait préparé une liste de tout ce qu’il aurait voulu accomplir, mais que par manque de temps, il n’avait pu réaliser. C’est donc le moment idéal pour lui de rattraper le retard et d’entreprendre aujourd’hui le classement de ses nombreuses photos. Il appert que ce travail relève de sa compétence, car Michelle a d’intérêt pour la photographie et ses corollaires que le résultat. Il pourra se permettre d’occuper toute la surface de la table de la salle à manger sans qu’elle le fustige de son regard... de réprobation ! Il souhaite monter un album chronologique de toutes les photos de groupes prises au cours des années. Lorsque son objectif sera atteint, l’an prochain peut-être, il aimerait en offrir un exemplaire à chacun des membres du clan Lompré. À peine installé dans ce méli-mélo, le téléphone retentit de nouveau.

—    Allo !

—    Bonjour Florent. Ça va ? Ton voisin préféré n’a pas l’intention de te déranger longtemps, mais je crois détenir une offre intéressante pour demain soir. Marie-Claude et moi nous sommes procurés deux places pour le spectacle de tango à la salle Maisonneuve. Nous ne pourrons y assister, car ma chère épouse souffre d’un rhume carabiné. Sachant que vous ne détestez pas le genre, je vous propose les billets.

—    Excellente idée ! Mais il faudra que je me trouve une compagne.

—    Michelle est déjà prise ?

—    Elle est partie dans les Cantons de l’Est pour quelques jours. Mais laisse-moi vérifier auprès de Marie. Si elle est disponible, je crois qu’elle serait très heureuse de profiter de cette opportunité.

—    D’accord. Tu me reviens là-dessus ?

—    Oui, Denis, je te rappelle le plus vite possible. En attendant, remercie Marie-Claude d’avoir écopé de ce gros rhume. » Sur un ton taquin, il enchaîne. « Dis-lui que je compatis avec elle. »

—    Sacré Florent, va !

Impliquée dans l’organisme « M’entendez-vous ? », Marie y collaborait afin de mettre sur pied une soirée-bénéfice, dans le but de recueillir des fonds et d’apporter ainsi un soutien supplémentaire aux gens touchés par la dépression. Toutefois, elle avait sous-estimé le temps que cela lui exigerait. Aussi, lorsque Florent lui proposa une représentation de tango pour le lendemain, elle s’exclama de joie en constatant que ce mercredi soir était totalement libre.

Le spectacle débutant à 19 h 30, père et fille s’entendirent pour se rejoindre dans le hall vers 19 h. Florent avait réservé une table au Bistro de la place pour 21 h. Ainsi, ils pourront bavarder sans la contrainte du temps et profiter d’un petit gueuleton de fin de soirée. Marie était enchantée de pouvoir partager un tête-à-tête avec son paternel ; quant à Florent, il ne pouvait espérer une meilleure conjoncture.

Marie quitte son bureau en vitesse. Elle exècre les retards et ne veut surtout pas faire attendre son père. Quelques minutes après son dernier patient, elle avait reçu un appel téléphonique de Françoise, la responsable de l’organisme en santé mentale. Un léger problème se pointait à l’horizon, lequel nécessitait l’opinion de Marie. Finalement, le cas s’était avéré plus complexe et elles écoulèrent plus d’une heure à régler la question. Un petit saut à la salle de toilette, un coup de brosse, un peu de couleur aux joues et sur les lèvres, et c’est le départ.

Un arrêt du métro, entre deux stations, faillit tout gâcher. Et de plus, par sa négligence, son cellulaire est hors service. Heureusement, la panne n’a duré que quelques minutes... beaucoup trop longues dans la circonstance. Au sortir du wagon, elle presse le pas et apparaît tout essoufflée devant un Florent à la mine inquiète.

Ayant tout juste le temps de se faufiler à leurs sièges avant le lever du rideau, ils peuvent enfin respirer et constater que Denis et Marie-Claude les avaient gâtés par cette contrariété qui les obligeait à se priver d’un tel divertissement.

Le groupe de musiciens attaque les premiers phrasés et le bandonéon trace sa marque subtilement au fur et à mesure que la mélodie progresse. Quatre couples de purs Argentins, aux costumes flamboyants, entament l’historiette amoureuse et s’exécutent avec une adresse stupéfiante. Les tableaux se succèdent en séquences harmonieuses et les airs de tango subliment l’atmosphère.

Marie, conquise par les danseurs et par l’émotion de ces compositions si particulières, jette de temps à autre un regard vers son père. Elle s’enorgueillit d’accompagner cet homme en veston-cravate, aux cheveux argentés et à l’allure séduisante. Florent se retourne vers sa fille pour lui signifier son bonheur de se retrouver en sa compagnie. Tous deux affichent un sourire de famille.

Peu à peu, sa concentration s’éloigne de la scène pour s’égarer dans la vie de celui qui est à ses côtés. Pour la première fois, le papa n’existe plus ; il fait place à l’homme. Les couples continuent de danser langoureusement pendant qu’elle imagine monsieur Florent Lompré dans les bras d’une autre femme, la pressant sur son cœur, lui jetant des regards amoureux tout en guidant ses pas sensuellement. Son père aurait-il déjà frôlé l’extase adultère ou la culpabilité de l’infidélité ?

Refermant leur menu en même temps, père et fille se mettent d’accord pour l’assiette combinée de saumon fumé et gravlax, ainsi qu’une salade d’accompagnement.

—    Je constate que la sélection de vin au verre est intéressante. J’opterais pour un Sancerre bien frais. Qu’en penses-tu ?

—    Ça me va.

—    Bonsoir, madame, monsieur. Prêts à commander ?

Ce bistro, au décor mis en valeur par une sculpture chapeautée d’une immense verrière, exhale un parfum invitant d’après-spectacle. Ouvert sur la place publique intérieure, il prête agréablement à une séance de bavardage intensif. Le brouhaha des conversations rapprochées et les pas feutrés des piétons déambulant en direction du réseau souterrain y ajoutent une note théâtrale. D’ailleurs, un regard quelque peu observateur repérera facilement quelques têtes de la faune artistique en train de lever leurs coupes à un succès espéré. Le personnel, nœud papillon au cou, apporte une touche un tantinet rétro.

—    Sancerre, n’est-ce pas à cet endroit que tu as voulu épater maman ?

—    Ah ! Tu t’en souviens de celle-là. » Florent déplie sa serviette de table. « Je crois que Michelle l’a raconté à maintes reprises. Elle m’a souvent remis sur le nez ma bravoure futile ou mon goût de l’interdit. IMPASSE, cet écriteau n’empêcherait pas Florent Lompré de s’y engager. Un petit village comme Sancerre recèle des trésors cachés et j’avais l’impression de faire une découverte extraordinaire au bout de cette ruelle sans issue. Cette fois-là, mon intuition m’avait trompé royalement. »

—    Vous vous êtes retrouvés coincés dans ce cul-de-sac, les rétroviseurs de l’auto effleurant le crépi des résidences ancestrales. Il te fallait maintenant t’extirper de là, dignement. » Marie affiche un sourire rempli de malice. « Humiliant n’est-ce pas que des femmes volent à ton secours en te guidant pour te sortir de cette fâcheuse position ? » Et elle rit de bon cœur.

Florent ne relève pas le dernier commentaire et poursuit.

—    J’avoue avoir eu des sueurs froides et ma témérité aura coûté une transmission et un changement de programme. Mais... cet aléa nous ayant obligés à modifier notre trajectoire, Michelle et moi nous sommes retrouvés sur le chemin d’un château absolument fabuleux. Voilà comment l’orgueil masculin se transforme en surprise agréable !

Sur ces derniers mots, le serveur s’approche, leur présentant un Sancerre à la température parfaite. Avec leur accord, il verse le vin délicatement. Florent et Marie frappent légèrement leurs verres et dégustent ce vin blanc d’un plaisir commun.

Pendant que sa fille élabore un discours sur sa contribution à l’organisme M’entendez-vous ?, Florent détaille sa petite Marie. À 42 ans, elle est devenue cette jolie femme assise en face de lui et qui devise avec vivacité, et dans la voix et dans les yeux. Au fil des années, elle n’a pas vraiment changé de style de coiffure. Ses cheveux, à la coupe ballet ou coupe au carré ou... il ne sait trop, ont toujours conservé leur naturel châtain. Ce soir, elle respire la féminité avec son tailleur rehaussé d’un chemisier rose, une couleur qui lui sied à merveille. Il lui semble qu’il ne la voit pas prendre de l’âge ou qu’il ne le veut pas. À ses yeux, elle demeure sa petite fille.

Pourtant, tout en l’écoutant, il se questionne sur sa vie de femme. À part les copains de cégep et d’université, Michelle et lui n’ont pas vraiment eu vent de la sphère amoureuse de leur unique fille. Qu’en est-il aujourd’hui ? Michelle aurait-elle raison de s’interroger sur l’allégeance de Marie ? Il décide alors de plonger.

—    Je vois que tu retiens de ta mère ce côté bénévolat. Je t’en félicite grandement.

Le garçon de table apporte les assiettes magnifiquement dressées et leur souhaite un bon appétit.

—    Marie, je trouve tellement fascinant tout ce que tu racontes sur ton travail et je ne peux qu’en ressentir une grande fierté. Toutefois, il y a un volet que tu n’abordes pour ainsi dire jamais. Serait-ce trop indiscret de te demander comment se porte... ta vie amoureuse ? » Aussitôt dit, il arbore un geste de désapprobation envers sa question. «Excuse-moi, je viens de faire preuve d’une curiosité mal placée. »

—    Oh, papa, tu es toujours aussi délicat. » Sans aucun malaise, elle enchaîne. « Peut-être pourrais-je te faire part de mon dernier grand bonheur ? »

—    Je suis vraiment heureux d’entendre un tel énoncé. Alors ?

Avant de poursuivre, Marie entame le gravlax et un air de contentement se dessine sur son visage.

—    Tout à fait savoureux ce saumon mariné.

—    Absolument. Notre choix s’avère parfait.

—    Donc, j’en reviens à mes moutons. Tu te souviens que je me suis accordé une fin de semaine de congé à mon hôtel préféré ? » Florent acquiesce. « Eh bien, j’y ai croisé une autre personne, seule comme moi, et plusieurs circonstances ont fait en sorte que nous avons sympathisé et depuis, nous gardons contact. »

Florent se sent totalement réconforté par cet événement pendant que Marie continue.

—    Si tu savais combien cela me comble. Il semble que mon vœu ait été entendu.

—    Chère Marie, tu mérites ce qu’il y a de mieux. » Florent affiche un air affectueux et entrevoit déjà la possibilité d’un futur gendre.

—    Nous en sommes à la première étape, soit celle de nous découvrir et de répertorier nos affinités communes. Mais d’instinct, nous sommes persuadées que nous resterons liées à jamais. Tu sais papa, ces derniers temps, je me rendais compte à quel point cela me manquait. Maintenant, je crois avoir trouvé une amie, une vraie. » Elle insiste fermement sur ces paroles.

Florent, engagé mentalement sur une autre voie, réussit à adopter la contenance d’un père réjoui. Sa déception s’enfouit secrètement, sans laisser de trace.

—    Quelle joie ! Marie, tu as droit à tous les bonheurs de la terre. Et... comment se prénomme cette inconnue transformée en complice de ta vie ?

—    Isabelle.

—    Aurons-nous l’occasion de la rencontrer sous peu ?

—    J’ai vraiment hâte de vous la faire connaître. Au fait, les préparatifs pour notre rassemblement Lompré progressent-ils ?

—    À ma grande satisfaction, je peux te confirmer que tu te dois de réserver ton 31 décembre.

—    Wow ! Je l’espérais tellement. Alors, penses-tu que ce serait le moment approprié pour que je présente Isabelle à toute la famille ?

—    Bien sûr. » Il réfléchit. « Pourvu que tu la préviennes de ce qui l’attend, car elle subira un bain de foule. Toutefois, je préférerais que tu t’adresses directement à ta mère pour la préparer à cette nouvelle venue dans le clan Lompré. Moi, je tiendrai cela secret jusqu’à ce que tu lui en glisses un mot. »

—    Oui, tu as raison. Je lui en parlerai.

Malgré les bruits environnants, la musique diffusée reste accessible à l’oreille des clients et Marie, l’espace de quelques mesures, semble y être attentive. Florent saisit que le moment serait mal choisi de persister dans un interrogatoire néfaste et se contente de l’enthousiasme de sa fille de l’avoir mis au parfum de cette amitié naissante. D’ailleurs, pourquoi vouloir s’introduire dans les secrets de sa petite Marie ?

L’actualité reprend le dessus jusqu’à ce qu’un visiteur inattendu les distraie de leurs discussions peut-être un peu trop sombres, vu les récents événements au Moyen-Orient.

—    Bonsoir, Marie. Bonsoir, Florent. Quel plaisir de vous retrouver ! L’intérêt culturel a toujours la cote ? » Il émet son rire de ténor et tend la main à ses deux interlocuteurs.

—    Rodrigue ! Quelle belle surprise.

—    Monsieur Lavallée !

—    Je venais simplement vous saluer et vous souhaiter une bonne soirée.

—    Tu es seul ? Assieds-toi avec nous.

—    C’est bien gentil de votre part. Mais ne perdez pas de temps avec un vieux comme moi ! » Le ton plaisantin allié à la moustache saillante lui confère l’allure d’un personnage amusant. « Je suis attendu par mon groupe de penseurs. Vous voyez la table au fond ? Nous commenterons la pièce de théâtre et probablement que nous discuterons en vue de résoudre les problèmes du monde ! » Ses yeux moqueurs en disent long sur sa joie de vivre.

Quelques courts échanges et Rodrigue Lavallée s’efface poliment.

—    Quel homme charmant ce pharmacien. » conclut Florent.

Autour d’eux, les tables se vident provisoirement tandis que les habitués afflueront à une heure encore plus tardive. Impulsivement, ils détournent leurs regards à l’arrivée d’une chanteuse à l’avenir prometteur. Elle a la gentillesse de les gratifier d’un sourire sans artifice. Ce qui entraîne un ton culturel à leurs propos subséquents. Inévitablement, la représentation de tango se voit octroyer une place de choix dans la conversation.

—    Tu pourras remercier grandement tes voisins. Sans oublier maman, qui grâce à son escapade, m’aura donné le privilège de tenir compagnie à mon père ce soir. Ce spectacle valait le déplacement. De toute façon, je suis devenue une inconditionnelle de cette musique et par ricochet, de la danse en découlant. Tous ces mouvements virtuoses, sensuels, invitants. Quelle beauté !

—    J’embarque dans ton envoûtement. On ne se lasse pas de suivre des yeux les couples de danseurs tout en savourant ces mélodies à la fois passionnelles et tristes. » Il prend un temps d’arrêt et laisse planer un souvenir qui ressurgit de loin. « Tu te rappelles que ta mère et moi avions tenté de nous initier au tango ? »

Marie fouille dans sa mémoire.

—    Oui. Mais ça reste vague, car je crois que j’avais déjà quitté la maison. Par contre, il me semble n’avoir jamais assisté à aucune prestation de tango de vous deux.

—    Pour cause. Ni l’un ni l’autre n’avons réussi à saisir les pas de cette danse. Notre performance s’est avérée désespérante. Nous n’avons eu d’autre choix que d’abandonner et de nous diriger vers des danses, disons, un peu moins complexes. »

Pendant qu’il apporte moult détails sur cet apprentissage et relate quelques faits cocasses, la vision de son père dans les bras d’une autre femme lui réapparaît. Une curiosité à la limite de l’indécence l’obnubile. Elle brûle de savoir.

Finalement, Florent remarque un changement d’attitude chez sa fille et la devance dans son hésitation.

—    Tu me donnes l’impression de vouloir me demander quelque chose. Est-ce que je me trompe ?

Trop tard. Elle n’a pu masquer son visage interrogateur. Doit-elle éviter une intrusion déplacée ou bien foncer dans la vie personnelle de ses parents ?

—    Euh, oui et non. J’avoue que c’est délicat.

—    Dis toujours et si je peux t’aider, ça me fera plaisir. » Sa mine décontractée en dit long sur sa naïveté.

—    Papa... » Quelques secondes s’écoulent pendant lesquelles son instinct de psychologue refait surface et elle dirige sa question non pas sur le couple, mais plutôt sur l’homme. « As-tu... t’est-il déjà arrivé de... d’avoir des aventures ? » Voilà.

Les yeux écarquillés donnent la mesure de l’étonnement de Florent. Complètement déconcerté par cette immixtion, il reste pantois. Un silence inconfortable les sépare maintenant. Marie baisse les paupières, comme pour se faire pardonner ce cataclysme qu’elle vient de déclencher ; à cet instant, elle réalise l’ampleur de son importunité.

—    Je m’excuse papa. Je crois que le tango m’est monté à la tête et que mon imaginaire a pivoté quelque peu. » Bizarrement, elle ne peut s’empêcher d’y mettre une touche d’humour. Après tout, ce n’est pas la fin du monde.

—    Madame, monsieur, puis-je vous libérer de vos assiettes ?

—    Oui, oui. Merci. Le tout était excellent.

—    Je vous apporte la carte des desserts.

Le serveur s’empare des plats pendant que l’embarras du père se dilue au rythme des gestes du jeune homme. Tout bien réfléchi, Florent éclate de rire et décide de prendre la situation avec un grain de sel.

—    Si je comprends bien, le tango t’amènerait dans une sorte de voyeurisme fictif et te ferait perdre tout sens de la réserve ?

—    Ouais. Un peu fou, n’est-ce pas ? Mais ce soir, ta fille a le goût de traverser la barrière de l’homme assis en face d’elle.

—    Marie, cet homme est ton père. » Et il insiste fermement sur ces paroles.

—    OK. Mais laisse-moi me risquer avec une autre question.

—    Vas-y. Je jugerai si ta demande est recevable. » Il accompagne sa réponse d’un œil scrutateur.

Elle fixe la nappe et s’amuse à déplacer sa serviette de table.

—    J’aimerais connaître un peu de ton parcours... euh... personnel. N’est-ce pas légitime après tout de m’intéresser à l’histoire de mon père ? Il n’y a pas que la géographie et les mathématiques dans la vie ! » Elle lui décoche un œil furtif, annonciateur d’un léger embarras. « As-tu déjà pensé à... à... quitter ta femme ? »

Avec une spontanéité désarmante, Florent renchérit :

—    Marie ! » Cette exclamation revendique un regard interrogateur combiné à la stupéfaction.

—    Papa, je me questionne sur votre couple, au-delà des parents que vous représentez. Il me semble que ce soit normal qu’à un moment ou l’autre, un enfant devenu adulte veuille en savoir davantage sur les amours de ceux qui l’ont mis au monde.

Un siècle s’écoule, pendant lequel Florent délibère avec lui-même sur le dénouement de cette intrusion dans sa vie intime. Enfin, il lui concède un certain privilège de ressentir un intérêt spécifique sur le couple qui lui a donné naissance.

—    Argument tout à fait valable.

—    Alors ?

Inconscient de l’interruption causée par son arrivée, le serveur présente la carte des desserts.

—    Je vous laisse quelques minutes, le temps de choisir.

—    C’est déjà décidé. Crème brûlée et café.

—    Et pour vous monsieur ?

—    Le tiramisu et un thé.

Subitement, leurs regards sont attirés vers le gigantesque puits de lumière. De gros flocons tourbillonnent fougueusement comme si un blizzard incongru venait de se lever. Tout porte à croire que la nature hivernale déclenche sa première tempête. Peu à peu, la clientèle se tourne vers le même axe et les murmures de surprise montent de quelques décibels. Certains semblent euphoriques de cette neige emblématique et adoptent un air de fête tandis que d’autres manifestent une déception incontestable et affectent une attitude d’agacement. Le duo Lompré, lui, affiche un enthousiasme complice.

—    Les prévisions s’avèrent réalistes. De fortes rafales, des précipitations importantes, tout cela avait été annoncé pour la fin de la soirée. Cette situation nous inciterait-elle à regagner la sortie ? » Il sourit.

—    Je te cite la chanson de Linda Lemay Le plus fort, c’est mon père. Moi, je sais depuis longtemps que ce n’est pas cette neige en folie qui peut susciter une inquiétude chez toi, n’est-ce pas ?

—    Je devine où tu veux en revenir. Non, je n’esquiverai pas TA question. » Il prend une gorgée d’eau avant d’amorcer sa réponse. « Marie, si je te disais que je n’ai jamais connu le doute, que l’idée de tout laisser tomber pour une autre femme ne m’a jamais effleuré l’esprit. »

Florent s’exprime avec une lenteur affirmée. Ses mots sont pesés avec sérieux.

—    Même si cela peut paraître ringard, j’ai toujours su que Michelle et moi serions ensemble pour la vie. Par amour. Et non par sécurité ou habitude. Ça, je peux te le jurer. » Il se frotte les mains et enchaîne. « Il est intimidant d’aborder un tel sujet avec sa propre fille. Je t’avoue que je ne me sens pas vraiment à l’aise de deviser là-dessus avec toi, car j’ai l’impression que tu veux m’amener ailleurs. Je me trompe ?

—    Excuse-moi papa. Mon but n’est pas de dépasser les limites du convenable.

On leur dépose discrètement la gâterie finale ainsi que leurs boissons chaudes, comme si on prenait conscience du sérieux de leur causerie. En remuant son thé, Florent ressent une irrésistible envie de capituler. Pourquoi pas ?

—    D’accord. Je veux bien te confier un peu de moi. » Il laisse de côté sa pudeur et poursuit. « Dans la vie, inévitablement, à un moment ou un autre, l’on vit une lassitude : dans nos rapports professionnels ou amicaux, mais aussi dans la vie de couple. Quand cette situation survient... principalement dans la quarantaine... » Il hésite. « Nous, les hommes, avons tendance à régler cette baisse en nous tournant vers l’extérieur. »

Le moment est délicat. Il se donne un peu d’élan en prenant une légère portion de tiramisu.

—    On ne gagnera jamais de trophées là-dessus. Il faut croire qu’il est ardu de nous soustraire à cette hormone qui nous envahit et engloutit une part importante de notre communauté mâle. » Il fixe Marie. « Tu me suis ? Tout ceci pour t’avouer que mes frasques n’ont jamais eu la couleur de l’amour. »

Il a donc déjà tenu dans ses bras d’autres femmes que la sienne Marie parvient à camoufler sa surprise. Un pincement de solidarité féminine la ramène à sa mère ; peut-être n’en a-t-elle jamais rien su ? Toutefois, cela la touche profondément que son père lui ouvre aussi franchement son passé.

—    Avec le recul, j’ai réalisé que le besoin de me prouver ma capacité de séduction demeurait le vecteur de mon comportement. L’orgueil de l’homme atteint parfois des sommets que même l’Everest ne réussirait pas à surpasser. C’est ainsi. Aucune excuse valable ne viendra à bout de cette faille masculine.

—    Là, je crois que tu comptes un point !

Pendant que Marie achève sa dégustation sucrée, Florent se concentre sur une parcelle de son dessert.

—    Les quelques fois où j’ai abusé d’une certaine liberté, disons cela comme ça, ce n’était que purement physique. Mes aventures se déroulaient lors de mes déplacements à l’extérieur. Dans mon subconscient, il n’était nullement question pour moi de briser la famille, mais seulement de répondre à un besoin de vanité.

Le contenu de l’assiette diminue et le thé se fait attendre.

—    Par contre, à mon retour, j’en perdais ma propre estime. Sans que je ne puisse me l’expliquer, même encore aujourd’hui, Michelle flairait mon infidélité. À mon arrivée, ses antennes se déployaient et elle me lançait, sur le ton de l’épouse trompée : « Ça va, Florent ? Ta réunion a été satisfaisante ? » Puis elle s’éclipsait aussitôt. Comme un bambin semoncé par sa maman, je me sentais pris dans l’étau d’une réflexion obligée sur ma mauvaise conduite.

Soudainement, il s’arrête, le regard suspendu au-delà de toute fioriture environnante. La légèreté de l’atmosphère tourne en un vent de gravité sur son jardin secret. Il vient de plonger dans la mer de ses souvenirs et de jeter par-dessus bord la cargaison d’une confession inhabituelle. Marie se garde bien d’interrompre cette pause prolongée, empreinte de pensées révélatrices. Doucement, il émerge de cette introversion passagère. Les épaules voûtées par la lourdeur morale de ses propos, il s’accroche à l’attendrissement de sa fille.

—    Par son silence, Michelle m’a pardonné mes égarements stupides. » Il marque un temps. « Ni les écarts, ni les déceptions, ni les désaccords ne sont parvenus à nous éloigner et à nous perdre de vue. Dès nos premiers rendez-vous, j’ai su qu’elle deviendrait la femme de ma vie. » La voix vacillante, il s’efforce de reprendre le contrôle. « Un moment inoubliable nous a unis définitivement... » Il émet une timide toux. « Nous nous accompagnerions au-delà de nos cheveux blancs ; cela était écrit dans le ciel. Et aujourd’hui, nous sommes heureux comme jamais. Bref, je l’aime, un point c’est tout. »

Les yeux humides, il s’essuie légèrement du revers de sa serviette de table et absorbe une gorgée de thé. Ni l’un ni l’autre n’éprouvent le besoin de troubler cette déclaration apaisante. L’agitation ambiante leur suffit. Marie prend conscience du privilège que son père vient de lui accorder.

—    Papa, c’est tellement émouvant de t’entendre. Je ne peux que te remercier d’avoir accepté de m’entrouvrir une porte aussi secrète. Sois assuré que jamais, je ne reviendrai sur ces propos. Cela t’appartient et, en aucun temps, je ne briserai ce lien.

—    Je n’ai aucun doute là-dessus, Marie. Même si je dois t’admettre que je ne suis pas fier de ce que je viens de te confier sur ma faiblesse d’homme.

—    J’en retiendrai tout l’amour que maman et toi vous vous portez. Et cela, ça n’a pas de prix.

Père et fille se sourient affectueusement et leur admiration mutuelle transperce littéralement leur cadre personnel. Ce soir, ils ont franchi un cap pour lequel ils n’avaient été nullement préparés. Mais en fin de compte, ils sont satisfaits du déroulement. Une autre alliance, beaucoup plus intime, vient de naître.

—    Ah, papa, tu es si précieux pour moi !

—    J’ai une fille merveilleuse, une famille formidable et une femme que j’adore. Je suis gâté par la vie. » Il laisse échapper un soupir. « Je t’aime fort, ma petite Marie. »

L’addition se règle dans le vacarme de quelques personnes en attente de clore leur soirée dans ce décor en vogue. Ils quittent l’emplacement avec un air de détente appréciée.

Marie refuse catégoriquement que son père la raccompagne chez elle. Vu l’ampleur de la tempête, la sagesse leur dicte d’éviter des risques inutiles.

—    Je suis persuadée que le métro me ramènera beaucoup plus rapidement que ta super voiture ! N’est-ce pas ?

—    Tu as tout à fait raison. Ces rafales de neige n’augurent rien de bon pour les conducteurs. Je devrai user de patience et de prudence. Alors Marie, ici s’achève notre magnifique soirée... qui a dévié dans une direction, ma foi, totalement imprévisible. Quoique... se pourrait-il que la psychologue en toi ait usé d’une finesse infaillible pour réussir cet exploit ?

—    Papa, la seule faute revient de droit au tango. Ne cherche pas d’autre coupable !

Ils entonnent en chœur un éclat de rire, s’étreignent chaleureusement puis s’engagent lentement chacun dans leur couloir respectif. Un dernier signe d’au revoir et ils se perdent dans la distance qui, maintenant, les sépare.

Les essuie-glaces fournissent un effort sans interruption, le dégivreur vibre de toute la puissance de sa ventilation, les roues se plient plus ou moins à la chaussée. Qu’importe ! Une première tempête s’habille souvent de réactions insolites.

À la radio, des airs de Noël résonnent comme un cadeau oublié depuis longtemps. Florent se laisse bercer par ces chants qui, au pourtour de la nuit, revêtent un caractère nostalgique. L’enfance rebondit et l’âge avancé sonne le glas d’un futur abrégé. Depuis ses 65 ans, il se sent vulnérable. Malgré le bonheur qui l’envahit et, justement à cause de cela, l’accumulation de ses anniversaires lui fait réaliser qu’il peut partir à tout moment. Il a l’impression d’être en sursis ; pour combien de temps ?

Parfois, comme ce soir, dans cette noirceur où seuls les réverbères et les phares automobiles contribuent à quelques lueurs timides où une neige folle donne des frissons sur l’au-delà, la peur s’accroît. Il souhaiterait qu’une bonne fée, d’un coup de baguette, lui remette son enveloppe de gamin et lui insuffle une deuxième chance. Mais peut-être cela a-t-il déjà été fait ? Peut-être a-t-il eu droit à quelques retours ? Qui sait ?

Le bruit incongru d’un klaxon le ramène à la tempête avec ce faux James Bond se prenant au jeu de son héros. Elvis interprète son inimitable Blue Christmas et Florent augmente le volume. Ce chanteur marquant restera toujours associé à Michelle. Cette idole les aura accompagnés dans les grands moments de leur vie amoureuse : leurs premiers ébats, la naissance de leur petit roi, et même dans leurs périodes de difficultés conjugales, Elvis déclenchait un effet thérapeutique sur leur couple. La station radio enchaîne avec le White Christmas de Bing Crosby. Ce soir, il se qualifie de tout, sauf white.

Le corollaire de ce spectacle-tango l’aura fait danser sur une piste d’aveu plutôt inusité. Comment sa fille a-t-elle pu l’amener à confier ainsi ses sottises ? De toute évidence, il doit se rappeler que c’est lui l’instigateur. En questionnant Marie sur ses amours, il a franchi la barrière de l’indiscrétion ; ce qui est totalement contraire à sa règle familiale. De ce fait, il a probablement ouvert une porte sur sa propre vie. Pris à son piège, la conversation s’est détournée sur son intimité.

Jamais il n’avait admis ces fariboles à quiconque. Enfouies dans son histoire ancienne et vraisemblablement dans la mémoire de Michelle, il ne s’attendait pas qu’un jour, elles rebondissent à l’oreille d’une psychologue, en l’occurrence de sa petite Marie. Le destin avait choisi sa fille pour enterrer ses épisodes indignes, pour lesquels un seul souvenir ne s’effacera jamais. Celui de ce douloureux premier janvier où leur couple avait dérogé à leur tradition « champenoise » du Nouvel An. Parce que Michelle n’avait dit mot, le message avait été d’autant plus explicite. Il lui aura fallu ce début d’année raté pour mettre fin à toute envie séductrice, car dans son for intérieur, iI avait qualifié ces dérapages d’agissements sans conséquence. Il aimait sa femme et n’avait nullement l’intention de briser son mariage et la famille. Après cette date mémorable, son miroir lui avait reflété l’image d’un homme égoïste, se disculpant... selon un sophisme masculin bien connu.

Les flocons semblent s’essouffler quelque peu, mais le vent ne laisse aucun répit. Les voitures ont pris la poudre d’escampette et les passants se sont réfugiés dans leur demeure. Pas âme qui vive dans ce secteur résidentiel. L’aparté avec sa fille l’amène à se dire que jamais, il ne pourrait s’imaginer sans Michelle. Elle représente tout pour lui. Elle est la sienne, pour toujours ou... pour ce qu’il en reste. Quelle soirée !

Comme il n’y a pas affluence dans le métro, Marie profite d’un siège pour les quelques stations à parcourir. Lorsque le wagon s’engouffre dans l’obscurité du tunnel et ballotte comme une carriole bringuebalante, elle s’échappe dans son univers intérieur.

Son père lui a tendu la perche et elle n’a pas eu le courage de la saisir. Au contraire, elle a éludé avec une habileté incontestable l’indiscrétion inattendue de son papa. Lui qui a toujours été d’une délicatesse et d’une réserve envers la vie de ses enfants, pourquoi ce soir a-t-il dérogé de son habituel silence ? Instinctivement, elle s’est raccrochée à sa rencontre avec Isabelle. Sera-t-elle prête un jour à livrer son passé amoureux ? Huit ans déjà que tout est derrière elle. Les raisons de ce mutisme qui perdure demeurent enfouies dans l’inexplicable. Mais après tout, quelle importance ! Son histoire lui appartient et il faut croire qu’elle ne ressent aucunement le désir de la partager avec son paternel, si discret soit-il.

La voiture de métro s’arrête et interrompt sa réflexion. Quelques passagers prennent place, le train se remet en marche et ses pensées retrouvent leur route.

À l’inverse, les confidences de son père lui démontrent à quel point couple et fragilité vont de pair. Au travers des vagues menaçantes, la seule bouée de sauvetage entre deux personnes demeure l’amour profond qu’ils éprouvent l’un pour l’autre. Elle voue encore plus d’admiration envers le cheminement de ses parents à vieillir en beauté, ensemble et dans l’amour jusqu’à la fin des temps.

Cette soirée lui aura fait vivre des émotions particulières. Un père qui, l’espace d’un aveu, s’épanche dans la loyauté de sa fille, prend la forme d’un événement exclusif. Elle va et vient parmi ces nombreux moments inégalables et une expression de tendresse se cristallise sur son visage.

Le métro s’immobilise contre le quai. Des usagers se précipitent vers la sortie et Marie suit leurs pas. Dans l’escalier roulant au rythme endormi, les gens grimpent les marches indiquant leur empressement à arriver à destination. Marie, elle, se laisse bercer par cette lenteur agréable et savoure encore, dans son for intérieur, l’éclat de ce mercredi mémorable.

Chaudement emmitouflée, elle affronte la poudrerie avec une joie d’enfant et se régale de cette animation si pure, si blanche et si féérique. Toute une soirée !

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