Par

                                   CARAMEL  FONCÉ                                  

 

Dans ma recherche masculine, je m’activais à dénicher un jeune homme dans la trentaine, sensiblement de mon âge et, critère important, à la peau noire. Une extravagance ? Probablement. J’en avais rencontré quelques-uns ces derniers jours et aucun n’avait provoqué en moi le déclic tant attendu.

Mais Lui, lorsqu’il a franchi le seuil de ma porte, m’a donné une bouffée de vertige. Il émanait de cet homme une chaleur à faire fondre tous mes repères. Pas jeune, presque l’âge d’être mon père et pas tout à fait noir, plutôt dans le métissé. Ma petite lumière m’a alors dicté que la pénombre était sans doute préférable à l’obscurité complète. Je troquerai donc le jeune pour le mature et le chocolat noir pour le caramel foncé !

En l’absence de présentation, car il tenait ferme à la discrétion totale de son identité, nous nous sommes contentés de quelques banalités. Finalement, son nom n’avait pas vraiment d’importance. Toutefois, je voulais connaître les motifs qui l’avaient conduit chez moi. Il murmura alors que la curiosité, le fantasme étaient peut-être à l’origine de sa hardiesse.

Il fait le tour de mon minuscule appartement en un clin d’œil et s’arrête au décor qui fera de lui un mâle consacré. Dans mon univers de bohème, un matelas trône directement sur le sol. Il s’en accommodera sans problème. Mes draps sont blanc immaculé, car je tenais au contraste total. Les coussins et oreillers, c’est autre chose.

Lui amorce le début de cette aventure. Je suis quelque peu troublée en raison de la distance entre nos années. Lui, pas le moins du monde. Il se dénude, lentement, dépose au fur et à mesure ses vêtements griffés et se retourne vers moi pour capter mon verdict. Après tout, il n’a plus ses vingt printemps. A-t-il réussi l’examen de passage ? Oh oui ! Il dégage un parfum de virilité presque intenable. Il soutient mon regard et c’est lui qui me rassure. Je ne voudrais surtout pas perdre contenance.

Nous nous engageons alors dans les prémices. Je suis un peu nerveuse. Pourtant, ce n’est pas la première fois, mais j’ai comme la sensation d’avoir perdu la main. Enfin, je m’y mets ou plutôt l’on s’y met tous les deux. Je m’apprête à lui faire connaître mes désirs, mais il prend le contrôle et avec ce timbre tellement particulier, il me convainc de la position qui s’avérerait idéale. Ce qu’il me propose est loin de ce que j’avais prévu. Et puis pourquoi ne pas me laisser guider ? Sur mon lit de fortune, il s’exécute et ses gestes sont magiques. Décidément, il a de la classe.

Je m’éloigne alors un peu pour apprécier davantage l’effet qu’il produit. Je baisse les yeux et en direction horizontale, j’entame mon parcours. Il est tout en muscles, ça se voit au premier coup d’œil. Ses longues jambes sont bien alignées avec juste un petit décalage au niveau du genou.  Les fesses sont rebondies et fermes. Son dos, aux omoplates proéminentes, reflète une force de Viking. Il a appuyé son coude gauche sur les coussins bleus tandis que son bras droit s’étend le long de sa cuisse. Je remonte mon regard et observe sa tête légèrement inclinée de sorte que le visage demeure invisible mais suggestif : on imagine des yeux superbes, un nez parfait, une bouche bien charnue; en plus des cheveux crépus dans lesquels la main se ferait aller gracieusement et une nuque dans laquelle on se glisserait facilement. Enfin, une peau à y perdre la sienne ! Ce personnage est d’une sensualité stupéfiante. Définitivement, c’est le modèle idéal. Oui, ce nu est pleinement vivant et de dos, il est encore plus charnel. Ce sera un triomphe !

Pendant que mes pinceaux s’agitent, touchent et retouchent maintes fois, il profite de mon silence d’artiste pour entreprendre un long monologue. Graduellement, il me dévoile un pan de sa vie, principalement axé sur ses voyages et ses trois filles. Son langage coloré est rempli de petits bonheurs. Cet air sérieux qu’il affiche camoufle un humour particulier qui me plaît énormément. Il a assurément le talent du modèle vivant, car tout au long de ses anecdotes savoureuses, il réussit à demeurer impassible. Cela relève presque de l’athlétisme. Parfois, je ne peux retenir un éclat de rire, au risque d’errer dans ma palette de couleurs. Contrairement à mon habitude, son verbiage m’inspire davantage et devient quasiment indispensable à ma créativité. Je peux le saisir dans toute sa véracité et mon tableau y gagne en richesse. Décidément, je passe d’agréables moments en compagnie de ce modèle, auquel j’avais attribué le nom de Caramel Foncé, sans jamais avoir osé le lui avouer !

Au terme de plusieurs séances de travail, je lui dévoile enfin ce bel homme immortalisé dans une nudité accueillante. Ses yeux insistent sur la toile et se plaisent à se réjouir devant cette beauté qui est la sienne. Afin de dissiper une légère timidité, il se permet un commentaire élogieux sur mon nom d’emprunt.

–          Beaucoup de charme dans cette signature.  .  Puis-je vous demander d’où vient ce nom de… pinceau ?

–          Bien sûr. Ça remonte à mon époque d'adolescence. Je suivais des cours d'arts plastiques avec un groupe d’étudiants et, au moment de présenter chacun notre œuvre, il nous a été fortement suggéré de nous choisir un pseudonyme, histoire de nous prendre pour de vrais artistes. J’ai pensé utiliser les deux premières lettres de mes nom et prénom, Ann-Sophie Amiens. Puis, je les ai inversées et j’ai coiffé la dernière lettre du petit chapeau de l’accent circonflexe. Plus tard, je l’ai intensifiée d’un bleu soutenu.

Il esquisse alors un sourire discret, car il avait emprunté sensiblement le même principe pour le nom de sa compagnie.

–          Vous semblez trouver cela plutôt amusant ?

–          Oui, on peut le dire ainsi. J’ajouterai que l’enjolivement de votre griffe est vraiment bien réussi. Je vous prédis un brillant avenir, MAnâ.

–          … Merci. J’en suis flattée. Et j’ose croire que vous aurez raison !

–          On me reconnaît beaucoup d’instinct. On s’en reparlera dans quelques années et vous verrez que je ne me serai pas trompé.

Son rire spontané embaume la place.

C’est à ce moment que je lui mentionne que son corps fera partie de ma contribution au concours de la galerie Down qui se déroulera dans quelques semaines à Boston. Ah ! Il semble étonné et me demande amples détails. Aurait-il l’intention d’être présent lors de l’exposition où son anatomie sera subtilement révélée ? Il esquive la réponse habilement. Moi, je me persuade que, n’ayant pas accepté de divulguer son identité et malgré le fait que ses traits ne soient nullement reproduits sur cette toile, il demeure impensable que je puisse introduire mon modèle vivant sur le futur podium. Finalement, nous nous sommes quittés satisfaits l’un de l’autre. Je ne connaissais toujours pas son nom, mais j’avais appris son visage pour la vie !

 

*****

 

Vendredi, midi trente. Antoine se faufile à toute allure, quitte à écraser tous ces gratte-ciel. Il entrecroise les feux jaunes qui tournent au rouge, respire le monoxyde de carbone à pleins poumons et carbure à l’adrénaline. Midi trente-cinq, il fonce dans les portes battantes, se glisse à toute envolée sur le marbre et apparaît tel un ovni dans l’encadrement de son Salon.

–          Tiens, voilà notre cher monsieur Antoine. Qui a sûrement le temps dans ses poches aujourd’hui ?

–          Bonjour maître. Justement oui, à 13 h 15, vous pourrez en toute impunité me foutre à la porte, rendez-vous majeur oblige !

Dès le début, il y avait eu entente entre ces deux parties. Le jeune Antoine, détestant se faire appeler maître hors des circuits imposés, avait suggéré à son coiffeur de renverser les rôles nominaux.

–          Mais cher Antoine, pourquoi toujours vous coincer dans des horaires aussi fous ?

–          Mais justement parce que je suis fou !

Le maître assigne à son client la chaise d’eau et entreprend rapidement le massage de ce crâne aux bouclettes ondulées. Antoine est déjà sur le chemin de la respiration artificielle. Ce besoin viscéral de carburer à un rythme d’enfer durant la semaine l’avait poussé à choisir cette profession d’avocat pour courir après des échéances insoutenables, se faire poursuivre par ses dossiers, plaider l’indéfendable et aller jusqu’au bout à chaque fois même si le danger risquait de le rattraper un de ces jours.

Gaston s’empresse de passer à l’étape suivante et tel un danseur de ballet, entame sa gestuelle par grands coups d’éclat. Cela fait déjà quelques années qu’Antoine a adopté son fauteuil de coiffeur et il le qualifie d’imprévisible : tantôt bouffon, tantôt grave et sans aucune gêne à afficher un air de suffisance.

–          Mais Antoine, vous avez beau être une jeunesse téméraire, il ne vous vient pas à l’idée de couper les moteurs de temps en temps ?

–          Maître, avec toute votre sagesse, vous ne vous doutez pas que j’ai un alibi certain me permettant de recharger mes batteries sans les faire exploser ?  Un sourire amusé accompagne sa remarque. J’ai vraiment une rencontre d’importance et il ne me reste que quelques minutes, maître.

–          Antoine, j’y arrive. Mon séchoir ne peut souffler plus vite que le sirocco du désert. Et puis, nous sommes vendredi. Vous n’allez tout de même pas me dire qu’encore une fois, vous avez abusé de cette dernière journée de la semaine pour vous bousculer dans un horaire intensif.

–          Oui,  maître, le vendredi est mon défi de sport légal.

Enfin, l’œuvre de Gaston est terminée et Antoine est déjà prêt à repartir.

–          Merci et bon week-end à vous.

–          Antoine, prenez donc un bain de calme ; ça ne vous fera pas de tort ! lui crie Gaston, tout en pensant qu’il ne souhaiterait pas l’avoir comme ennemi.

Antoine disparaît sous un pas frénétique, le vent dans une chevelure statique, attrape le trottoir de gauche, se laisse accueillir par le portier, grimpe les escaliers comme un athlète, s’assoit à son bureau pour s’en relever presque aussitôt. Son client fait déjà acte de présence. Les autres suivront tour à tour. Il ne verra pas le temps s’écouler.

 

–          Bonne fin de semaine tout le monde. Et n’oubliez pas que mon cellulaire sera fermé, aucun moyen de me joindre, je veux la paix. Ne vous essayez même pas à un texto, je ne vous lirai pas.

 Antoine rit. Sa mallette à la main, gai comme un pinson, il se dirige vers l’ascenseur.

–          Et que feras-tu d’original ?

–          Je vais jouer au touriste. Dans la magnifique ville de Boston.

–          Ah ! On commet l’incartade d’une absence à l’auberge de ses parents ? Chanceux, va. Profites-en bien… tandis que tu n’as pas d’enfant ! Et Alexis sourit de toutes ses belles dents blanches. À lundi alors.

–          Non, mardi. Action de grâces oblige. Lundi, c’est congé.

–          Oui, oui. Ça voulait dire la même chose.

 

À 18 h, il avait récupéré la voiture de location, était rentré chez lui en trombe et avait préparé son bagage. Minuit, il peinait encore sur cette cause qui le troublait. Il lui fallait trouver l’argument massue qui ferait pencher la balance. Il finira bien par avoir un éclair, mais définitivement ce ne sera pas ce soir. Il ferme boutique et programme son réveil pour 5 h.

À moi la route et à moi Boston ! Il est reconnu pour aimer la vitesse. Mais cette fois-ci, il adoptera un rythme tranquille, à la limite de l’indolence et de l’insouciance. Son hôtel en plein centre-ville était déjà réservé, le brunch en formule croisière sur la rivière Charles également et pour le reste, il verra. Il est bien conscient que l’errance dans les galeries d’art, c’est son péché mignon. Il aura sûrement la faiblesse d’en visiter au moins une, car il adore ! Admirer tous ces tableaux accrochés... le fait complètement décrocher. Jeu de mots qu’il sert occasionnellement à ses collègues.

À proximité de Boston, sur la 93, le trafic jusque là constant s’est mis à freiner de façon importante. De loin, on aperçoit des ambulances, des voitures de police, des phares. Nul doute qu’il s’agit d’un accident majeur. Le voyeurisme étant aussi fort que la curiosité, chacun ralentit pour mieux examiner la scène. Se rapprochant de la tragédie, Antoine entrevoit une auto en accordéon entre deux camions. Un frisson glacial le traverse. Son regard fuyant le ramène rapidement à son volant. Il prend une grande respiration et, au plus vite, veut effacer ces images de sa tête.

Arrivé à son hôtel, le valet s’occupe de la voiture. Carte magnétique en mains, il s’engouffre dans l’atrium avec son léger bagage et s’empresse vers sa chambre. Il y dépose ses effets, se rafraîchit, change de vêtement, chausse ses espadrilles fluo et part à la recherche d’une journée magnifique. Le rythme bostonien sera différent de Montréal, il n’en démordra pas ; ce sera vraiment sous le signe de la flânerie.

Tout près de la marina, il grignote un petit lunch et s’installe sur un des bancs du parc attenant. L’eau est un capteur de rêves et il s’en imprègne en suivant le va-et-vient du léger clapotis. Il s’imagine partant pour un long voyage autour du monde. Seul ? Non, ce serait agréable de pouvoir partager l’aventure avec… avec qui ? Sa question reste en suspens, car un trio de touristes québécois s’arrête tout près et leur enthousiasme retient son attention. On mentionne la galerie Down. Il la connaît bien cette galerie. Celui qui semble être le leader du groupe hausse la voix.

–          Vous avez vu comme moi ? Les artistes sont fascinants. Chacun avec un style tellement… tellement original et audacieux. Quelle exposition ! J’ai hâte de savoir qui remportera la palme.

–          Ce thème de la nudité est très bien exploité et très agréable à regarder. Mon préféré, finalement, ce n’est pas l’anatomie de la grande rousse. Non, c’est le corps sculptural de l’homme sans visage, sans trait défini.

–          Oui, remarquable, d’approuver le troisième. Cette artiste, dont j’ai un faible pour la fioriture de sa signature, a un bel avenir, j’en suis persuadé. En plus, elle est originaire du Québec, patriotisme oblige !

Et les trois compères de poursuivre leur marche tandis qu’Antoine s’active vers cette prochaine destination qui est à bonne distance de la marina.

 

Ce concours a sûrement fait l’objet d’une large publicité, car une clientèle nombreuse et hétéroclite y foisonne.

–          Welcome to Down Gallery. Can I offer you a glass of sparkling wine ?

Le jeune homme jouant du coude avec son cabaret me tend une coupe. Même si cela ne tombe pas dans mes préférences, je cède à son invitation. Je réussis à me faire une place et tout en effectuant un tour visuel des œuvres, je m’aperçois que les points rouges abondent. Les artistes eux-mêmes doivent en être ravis. Après avoir déposé ma coupe à moitié vide, j’entame ma visite, silencieusement. Malgré le bruit environnant, j’entre en recueillement et je décroche. Devant chaque toile, je prends le temps de me gâter les yeux et l’âme. Je me concentre, je me fonds dans le tableau et je ressens un immense plaisir à admirer tous ces corps peints différemment et noblement. Je ne recherche pas la fameuse artiste québécoise dont le trio de touristes s’entretenait. Je veux rester pur dans mon évaluation. Je m’attarde à ce nu de la femme aux cheveux de jais, agrémenté d’un voile couleur arc-en-ciel tout en nuances et qui laisse bien deviner ses formes envoûtantes ; celui-là me séduit totalement. Il en ressort une forte transparence érotique. Puis au tournant, dans le coin, j’aperçois ce corps à la peau ni noire ni blanche, plutôt dans le mélange des deux. Une carrure athlétique, des mollets musclés, un dos invitant, ce mâle semble sculpté dans une perfection idéalisée. Je ne me résous pas à m’arracher à la contemplation de cette anatomie. J’en éprouve un malaise obscur au point que, l’espace d’un moment, j’entretiens l’espoir imaginaire que l’homme se révèle. L’attrait de son visage serait-il à l’égal de la beauté de son corps ? Je ressens quelque chose d’indéfinissable à la vue de cette œuvre. Revenu sur terre, je m’arrête à la signature de l’artiste,  .

–          Cela vous plaît ?

Tout étonné d’entendre parler français, je me retourne.

–          … Effectivement… L’élégance qui se dégage de cette toile me touche. Il y a ce quelque chose de… de pudique, d’érotique, de retenue, de sensualité, enfin un mélange de contrastes. Et vous, que pensez-vous de ce nu ? Il vous plaît aussi ?

–          Je vais vous faire un aveu... Étant l’auteure de ce tableau, permettez-moi de vous dire que c’est probablement, sûrement même, l’œuvre que je préfère parmi toutes celles que j’ai créées à ce jour.

C’est alors que je saisis que c’est la Québécoise dont parlaient les touristes.

–          Si je comprends bien, vous êtes l’incarnation de MAnâ !

–          Oui, oui. Et simplement à votre allure, j’étais persuadée que vous veniez du Québec.

Nous nous présentons et échangeons quelques brefs propos. J’ai la curiosité de lui demander d’où provenait l’inspiration de son nom d’artiste. Elle me raconte l’histoire jusqu’à ce que l’on réalise que j’aurais pu faire de même avec mes nom et prénom. S’ensuit un éclat de rire spontané.

–          Mais ne vous inquiétez pas, je n’ai aucun talent en la matière. Par contre, un de mes passe-temps favoris est celui de me retrouver dans une galerie d’art. La beauté me détend.

–          C’est toujours agréable d’entendre un commentaire comme celui-là. On peint d'abord pour nous, mais on veut aussi toucher les gens par notre visuel. Vous pourriez éventuellement donner votre nom pour participer à un comité de sélection. Car dans tout comité, il y a les experts, mais également des membres authentiques, sans a priori, qui ont de l’émotion à partager. Cela vous intéresserait ?

Je hausse les sourcils d’un air interrogateur et réponds par un sourire timide. La conversation se poursuit jusqu’à ce que le directeur de la galerie nous interrompe pour amener MAnâ vers un admirateur et un client potentiel. Nous nous saluons rapidement.

Elle s’éloigne et l’impression qu’un courant de discrète familiarité est passé entre nous me trouble. Ça y est, je divague ! Après cette incursion, je me faufile à travers les gens et j’entame un deuxième tour. Définitivement, beaucoup de beauté émane de cette exposition. Je suis frappé par la qualité des toiles, comme s’il y avait eu entre chaque artiste connivence à l’effet de sublimer le sujet de la nudité et de l’anoblir dans toute sa splendeur. Avant de repartir, je jette un coup d’œil dans l’espoir de saluer MAnâ et je l’aperçois au fond de la salle. Par chance, elle se retourne et je lui adresse un signe de la main.

  Ces quelques jours à Boston m’avaient enchanté.
  Température idéale, promenades agréables, rencontre surprise à la galerie Down,
  tables gourmandes, soirée-musique originale, croisière instructive.
  Cette escapade m’avait procuré de bons moments !

 

 

                                                   *****

 

Boston et le concours eurent lieu comme prévu en octobre. J’ai obtenu le troisième prix qui consistait en une bourse d’un montant non négligeable. Ainsi, je pouvais maintenir mes projets artistiques pour une période prolongée, sans inquiétude financière. Grâce à Lui, mes mains avaient réussi à s’exciter voluptueusement sur cette toile qui dégageait l’odeur évocatrice de l’érotisme en presque noir sur fond blanc. Il avait été ma chance et moi, sa confidente !

Deux semaines plus tard, dans mon bordel coutumier où tout traîne et tout est en place, je ramasse le fouillis de journaux qui font office d’abri sur mon plancher, histoire de le protéger des couleurs que je pourrais faire éclater au-delà de mon chevalet. Mauvaise habitude de peintre ! Mon pouce reste accroché sur une photo grand format. Je défroisse complètement le papier pour mieux discerner ce visage masculin. Le cœur battant, je m’y attarde et, à ce moment, je n’ai plus de doute. Ce bel homme à la peau foncée, c’est bien Lui. Lui... dans la rubrique nécrologique. NON ! Je ne veux pas le croire. Les mots défilent en un tourbillon vertigineux. Les caractères s’embrouillent et des fragments de l’avis de décès éclatent sous mes yeux et s’entremêlent. Accident – Carl Howard –  93 – Boston – Président – 7 octobre – Compagnie Howac – 53 ans – grand respect – deuil –   collègues et amis – cérémonie  – 21 octobre – Montréal.

Je me revois contempler sa nudité dans mes étoffes de coton puis je l’imagine dans son linceul blanc. Je revois son anatomie exhibée à la galerie d’art puis j’imagine son cadavre exposé dans son cercueil. Je laisse couler mes larmes abondamment pendant que je fixe sa photo sur le papier journal. Moi qui ne pouvais mettre de nom sur ce visage tout en sourire, aujourd’hui sa mort me l’apprend pour la vie ! Une émotion indescriptible m’étreint. Comme si je venais de perdre... de perdre qui ? Je n’arrive même pas à identifier ce que je voudrais exprimer. Cet homme, il émanait de lui un tel calme, une telle sérénité ; il avait ce quelque chose d’unique, de différent et d’impénétrable aussi.

Je m’assois. J’ai besoin de ventiler. Après quelques minutes, je me décide à lire entièrement l’annonce. Quelque chose dans cet écrit m’échappe. Comme s’il y manquait un détail important. Oui, effectivement. Ses trois filles. Pourquoi ne sont-elles pas mentionnées ? Je parcours à nouveau le texte et je me pose mille questions. Se serait-il inventé une vie ? M’aurait-il confié ses rêves et non sa réalité ? Mais pourquoi aurait-il agi ainsi ? Je suis renversée.

Soudain, je me rends compte que ce même 7 octobre débutait ma participation à la galerie Down. L’accident s’était produit sur la 93, tout près de Boston. Aurait-il eu l’intention de faire une visite à la galerie ? Aurait-il prévu me faire une surprise ? Ou serait-ce un hasard ? C’est plus fort que moi, je me persuade que la raison de sa présence sur cette route a un lien avec mon exposition. S’il fallait que… Et du coup, je me reconnais une grande culpabilité face à cet horrible drame. Un violent frisson me secoue le corps. J’essaie de me convaincre que je n’y suis pour rien et pour venir à ma rescousse, je me répète que c’est un accident.

 

Le retentissement de la sonnerie me ramène à l’ordre. Je dois reprendre mes esprits. Je cherche mon portable et finis par le repérer. «Madame Amiens, Ann-Sophie Amiens ?» Oui. On veut d’abord m’identifier et s’assurer que je suis bien la peintre qui a fait ce concours à Boston. Oui. Délicatement, on m’entretient du décès de monsieur Carl Howard et on me donne la raison de l’appel. Un rendez-vous est prévu chez le notaire de monsieur Howard pour mercredi prochain, 1er novembre à 15 h 30. Pourrais-je y confirmer ma présence ? Oui. Et les détails s’ensuivent.

La main tremblante, j’éteins mon téléphone et ma respiration s’emballe. Pourquoi moi ? Pourquoi suis-je sur son testament ? J’essaie de voir clair dans ma tête confuse. Ça tourne. Cela prouverait-il que cet homme n’avait vraiment pas de famille ? J’ai l'étrange impression qu’un fantôme erre dans mon atelier. Les couleurs de mes toiles en production m’étourdissent. J’ai un urgent besoin de me rasseoir. Complètement sidérée, je me pince. Mais réveille-toi. Tu rêves, ma fille ! Ma fille… je me le répète trois fois. M’aurait-il vu comme la fille qu’il n'a pas eue ? Je ne tiens pas en place et je fais les cent pas. Ou peut-être voulait-il me donner un coup de pouce dans ma carrière ? Savait-il qu’il allait mourir ? Mais non, c’est une mort accidentelle. Arrête et calme-toi !

Je sursaute. Il me semble que j’entends encore la sonnerie. Oui, la sonnerie. Le téléphone. J’ai peur. Ça continue. Je me décide de répondre à l’appel.

–          Madame Amiens, Ann-Sophie Amiens ? Oui. Pour une seconde fois, on veut s’enquérir que je suis bien la peintre qui a participé au concours sur la nudité à la galerie Down. Après un léger toussotement, mon interlocuteur s’excuse de son audace, mais il ne pouvait s’empêcher de me contacter.

–          À quel sujet, monsieur ? Ma voix trahit un trémolo.

–          Hum… nous nous sommes justement rencontrés à cette galerie. Le site Web annonce que vous avez obtenu le troisième prix. Permettez-moi de vous en féliciter. Étant un amateur passionné d’art visuel, j’ai trouvé nos échanges très intéressants. Hum... et je voulais vous proposer de continuer notre conversation.

Un moment de silence s’installe.

–          Oui, je vois... mais puis-je savoir à qui je m’adresse ?

Je n’ai tellement pas le goût à la blague en ce moment.

–          Oh ! Excusez-moi. Je suis vraiment distrait. Antoine, Antoine Amyot. Nous avions discuté entre autres de votre pseudonyme.

–          Antoine Amyot… Je me sens apaisée. Oui, je me souviens de vous et de votre nom qui pourrait emprunter ma signature d’artiste, si on y appliquait le même procédé. D’ailleurs, c’était plutôt spécial.

–          Vous me voyez soulagé de constater que je ne suis plus un pur inconnu. Alors... est-ce une possibilité envisageable de nous rencontrer ?

–          … Oui, ça me ferait plaisir de vous revoir. Laissez-moi vos coordonnées et je vous rappellerai bientôt.

–          Certainement. J’attendrai votre appel. Elle note les informations sur un bout de papier.

Les journaux jonchent toujours le plancher et ils y resteront ; l’élan du ramassage s’est envolé. Il lui faut sortir au plus vite de cet espace où planent des secrets qui se sont peut-être immiscés dans les murs, où des relents morbides flottent autour de ses toiles. Vite de l’air, beaucoup d’air. Elle attrape son manteau, son sac à main, son téléphone, ses clés et part illico en direction de nulle part.

 

Et voilà, c’est fait ! Il est persuadé qu’elle tiendra parole et qu’elle daignera se manifester sous peu. Depuis son retour de Boston, il n’a pas le cœur à la gaieté. Il ressent un mélange de tristesse, de révolte et d’incompréhension de la vie. Aujourd’hui, il fallait qu’il se passe quelque chose pour le sortir de cette fixation. Il s’est demandé sérieusement ce qui pourrait le faire décrocher. C’est à ce moment qu’il a réalisé que la réponse était tellement évidente qu’il ne l’avait pas entendue. Se précipiter dans une galerie et s’en gaver de beauté; s’y plonger pour oublier toutes ces visions qui ne cessent de le poursuivre. C’est en fixant un dossier qui le tourmente que soudainement, il avait pensé à elle. L’art est une courroie de transmission des émotions. Il avait ouvert son tiroir et retrouvé sa carte d’artiste. Sous l’impulsion de l’instant, il n’avait pas hésité à composer son numéro. MAnâ s’était souvenue de lui. Que pouvait-il demander de plus ? Surtout en ce moment. Il se sentait déjà un peu plus guilleret.

–          Eh, Antoine, que dirais-tu d’aller prendre un verre tout à l’heure ? J’aurais besoin d’un compagnon pour me faire oublier le présent.

–          Ah ? On est dans le même bain, Michael. Je suis ton homme. M’asseoir devant mon chum et déconner me fera le plus grand bien. On se rejoint dans 30 minutes ?

–          Super !

*****

 

Ce rendez-vous la rend terriblement nerveuse. Par trois fois, elle change de vêtements avant de se décider pour un tailleur-pantalon, celui qu’elle réserve pour… des événements marquants. Difficile d’avaler quoi que ce soit, elle n’y arrive pas. Le taxi est déjà à sa porte. Vite, elle enfile son manteau. Heureusement, il ne pleut pas. Ça n’a pas d’importance, mais elle ne sait pourquoi, aujourd’hui ça l’aurait ennuyée que la température soit maussade. Elle pénètre dans cet édifice moderne du centre-ville et emprunte l’ascenseur qui l’amènera au 8e étage. Les portes s’ouvrent et le vitrage aux lettres imposantes de Bujold & Garnier, notaires, la paralyse. Le luxe est discret et l’accueil chaleureux. On lui demande de patienter quelques minutes. Effectivement, le temps de s’installer aisément dans un des fauteuils de la salle d’attente, un homme à l’allure distinguée s’approche et se présente avec amabilité, David Bujold.

–          Suivez-moi. Ce sera à la toute droite de ce couloir.

De dos, elle aperçoit quelqu’un déjà assis à la table de conférence. Percevant les pas, il se retourne et se lève.

–          Je vous présente Antoine Amyot. Antoine, madame Ann-Sophie Amiens. Veuillez prendre place, je vous prie.

Précisément à ce moment, une sonnerie discrète se fait entendre.

–          Excusez-moi, monsieur Latour vient tout juste d’arriver. Je reviens dans un instant.

Il sort aussitôt de la salle.

–          Vous ici ?

–          Et vous… ?

–          Mais comment… ?

Leurs deux visages expriment la stupéfaction la plus totale. Figés, incapables d’ajouter un seul mot, ils cherchent à percer cette énigme déconcertante. Pendant quelques secondes, un silence absolu règne dans la place.

 

Destin quand tu nous tiens !_____________________________________________________________________________

 

Pendant plus d’une demi-heure, il s’était contenu, essayant de garder un air naturel. Pas une émotion n’avait transparu sur son visage. Comme à la Cour. Ne rien laisser paraître. Demeurer imperturbable. Mais pourquoi avait-il fallu qu’ils se retrouvent tous les trois en même temps ? Était-ce si nécessaire ? Il semble que oui. «… Je désire que soit aussi invité, à cette même séance de lecture, chacun de mes légataires... » Non, mais c’était quoi l’intention de Carl ? De lui faire connaître l’artiste ou Edmond Latour, le directeur général de la compagnie ? Heureusement que ce dernier s’était placé entre elle et lui ; ainsi, il avait pu reprendre ses esprits.

Enfin, la lecture terminée, il n’espérait que ce moment pour quitter précipitamment cet endroit.

–          Toutes mes excuses, David et à vous madame, monsieur, mais je dois partir, urgence d’avocat ! David, on se téléphone. Et Antoine sort à la hâte de la salle.

Vite l’ascenseur. Vite la porte. Vite la rue. Il en veut à David qui aurait dû l’avertir de ce qui l’attendait. Mais non, bien sûr, secret professionnel. Ah ce damné secret ! Quand même, il aurait pu lui en glisser un mot. Après tout, si David est devenu le notaire attitré de Carl Howard, c’est grâce à lui. Il avait recommandé son ami avec enthousiasme et confiance. Cela lui avait permis de s’occuper du contrat de vente de la compagnie de Carl, représentant un montant d’honoraires très appréciable. Bon, je divague, je m’égare. Non, je ne peux pas faire de reproche à David. Je vais le rappeler pour m’excuser. Et puis non. Demain. N’empêche que je suis en colère contre lui, contre Elle et contre le monde entier. Elle ? Je ne suis même pas capable de prononcer son nom tellement je suis mécontent. Mécontent de sa présence dans cette salle, mécontent qu’elle connaisse Carl Howard, mécontent de tout quoi ! Il erre comme un fantôme qui recherche son lieu de confort. Il marche vite et aboutit instinctivement à son cabinet.

En furie, il claque la porte de son bureau en criant : Je ne suis là pour personne, compris ?

–          Oh je pense qu’Antoine n’est vraiment pas de bonne humeur !

–          Hum… Mon petit doigt me dit qu’on fait mieux de l’ignorer. De toute façon, il ne devait pas revenir. Alors, on va faire comme si. Et Michael, sans trop savoir pourquoi, se prend d’un fou rire.

–          Antoine a parfois de ces colères. On va laisser passer la crise ! Alexis ne peut s’empêcher de sourire et retourne récupérer ses dossiers dans la salle de réunion.

 

Il fait les cent pas entre ses quatre murs tout en essayant de se convaincre de se calmer. Puis, il s’empare du combiné.

–          Gîte Alea, bonjour.

–          Pourquoi tu réponds comme ça quand tu sais que c’est moi et qu’en plus, ton soi-disant gîte est fermé ?

–          Pour que tu me fasses ce petit commentaire, rien de plus ! Non sincèrement, Antoine, je tente simplement de mettre un sourire sur ton visage. Je me doute bien que ta peine encore toute récente te garde dans une certaine tristesse. Ta mère et moi sommes également sous le coup de l’émotion. On l’aimait bien ce monsieur. Mais comment se fait-il que tu me téléphones du bureau à cette heure ? Que se passe-t-il, Antoine ?

–          Disons que j’y suis sans y être... Je me sens bizarre.

–          Que veux-tu dire ? Bizarre comme… ?

–          Eh bien, il n’y a pas si longtemps, j’étais à l’étude de David, tu sais mon ami notaire.

–          Oui, oui. Je le replace.

–          Carl Howard, notre cher monsieur Howard... Il prend une pause. Eh bien, monsieur Howard m’a mis sur son testament.

–          Ah bon ?… Laisse-moi te dire que j’en suis très étonné.

–          Moi aussi, je t’assure que je l’ai été.

–          Antoine, tu interprètes ce geste comme… comme une marque d’amitié, je suppose ? De t’avoir légué un certain pécule est vraiment spécial.

–          Oui, effectivement. Et tout un, papa, tout un ! Contrairement à toi, moi je n’aurai pas tiré le bon numéro à la loterie, mais plutôt gagné un héritage inattendu. Cela dit sur un ton un brin sarcastique.

–          Tu sembles contrarié. Y aurait-il un problème ?

–          Franchement, je pense que dans le fond, il n’y en a pas de problème. Je crois que je suis encore sous le choc. Cela explique probablement ma réaction, disons un peu singulière.

Antoine entend le son du carillon.

–          Oui, sûrement… Tu seras avec nous en fin de semaine ? On pourra en discuter.

Il détecte que son père doit répondre à la porte.

–          Oui, j’en ai bien l'intention.

–          OK. On t’attendra avec impatience.

Il regrettait déjà cet appel. Comment aurait-il pu exprimer la frustration qu’il ressentait alors qu’il n’était même pas capable de l’identifier lui-même exactement ? Mais bon sang, je vais exploser si je n’ai personne à qui confier mon fiel.

Ses doigts tambourinent sur son bureau. Il lui faut trouver quelqu’un vers qui se tourner. En ouvrant son tiroir de gauche, il a un éclair. Oui, ça y est. Je sais qui. Oui, oui c’est ça. Il fouille dans son dédale de cartes. Cherche. Cherche. Ah le voilà ! Compose son numéro. La boîte vocale se met en marche. Merde ! Et puis pourquoi pas ? Il laisse un message clair à Robert Duneault et telle une exigence d’avocat, fixe le rendez-vous à vendredi en fin d’après-midi. Comme un ordre de la Cour. Cela lui donnera le temps de décolérer et de mieux analyser la situation.

 

*****

 

Les documents enfoncés dans son grand sac à main, d’un pas vif, Ann-Sophie se dirige vers l’ascenseur dont les portes s’ouvrent à l’instant. Encore six étages avant de se retrouver au niveau de la vraie vie. Elle se pince, tellement elle n’arrive pas à y croire. Comme une messagère pressée de livrer son courrier, elle arpente le trottoir et entrecroise les passants un peu trop lents. Non, c’est elle qui accélère la marche. D’ailleurs, elle ne sait même pas où elle va. Vite, un abri. Tiens, ce petit café fera l’affaire. Elle commande un latte, s’installe à la vitrine et reprend son souffle. On dirait qu’elle vient de terminer un marathon pour lequel elle n’était pas préparée. En effet !

Son cœur se permet quelques palpitations, ses mains tremblent et son breuvage refroidit. Elle voudrait crier de joie, lever les bras, clamer haut et fort Ça y est, j’ai gagné le gros lot ! Sans une pensée pour cet homme. Mort brutalement, injustement. Impossible d’ignorer la provenance de cet héritage. Elle avale de grandes gorgées de ce café au goût insatisfaisant et sort son portable.

Max fou ce qui m’arrive. Faut qu’on se voie. Où que tu sois, fais vite. Elle tourne sa tasse et aspire le résidu. Désolé, suis au Saguenay. Pas revenu avant samedi ou dimanche. C’est quoi ? Zut de zut ! Phone-moi dès ton retour. Te dirai tout. M’ennuie de toi xx.

Pas de chance avec son doué de demi-frère. Au Saguenay ! Même s’ils ne se côtoient pas souvent, elle aurait tellement le goût, là maintenant, de se confier à lui. Qu’il soit à l'extérieur, ça ne pouvait pas plus mal tomber. D’ici là, le ballon risque-t-il de se dégonfler ? Et si ce n’était pas vrai. Et si cela n’était qu'un rêve. Et si on lui tapait sur l’épaule pour lui dire… Excusez, il y a erreur sur la personne. Elle est en droit de douter parce qu’elle s’est sentie comme une intruse dans ce bureau de notaire, avant même le début de la lecture du testament. Ou plutôt on l’a fait se sentir ainsi. Pourquoi Antoine Amyot avait-il été d’une froideur indescriptible comme s’il la suspectait d’un horrible crime ? Pourquoi maître Bujold avait-il des points d’interrogation dans les yeux comme s’il la soupçonnait d’un quelque acte d’entourloupette envers monsieur Howard ? Pourquoi, au contraire, Edmond Latour la regardait-il avec bienveillance, comme s’il approuvait sa présence dans ce bureau ?

Malgré tout, dans son cœur, elle ne cesse de remercier Monsieur de lui offrir un avenir meilleur et s’efforce de ne pas s’arrêter au pourquoi du comment. Une bruine accompagne sa sortie et elle rejoint le métro où l’heure de pointe résonne au timbre de son impatience.

Le manteau par terre, le sac à main par-dessus, les chaussures à l’abandon, elle se laisse tomber sur son matelas de fortune et scrute le plafond ; peut-être lui donnera-t-il des réponses. Récapitulons la situation. Vendredi, elle rencontrera le notaire à la résidence de Carl Howard. Elle y fera le tour du propriétaire et par la suite, elle retournera à l’étude Bujold & Garnier où elle apposera sa signature sur les documents concernant la déclaration de transmission ainsi que ceux du transfert des montants d’argent qui lui ont été octroyés. Que demander de plus ? Malgré cette manne inespérée, il ne lui est pas permis de crier hourra. Même pas. Car il y a eu mort d’homme, elle ne peut l’oublier. Tout ça est terriblement troublant.

Elle se commande des sushis et en attendant, explore son espace atelier. Toutes les lumières sont éteintes excepté cet éclairage tamisé qui la fait flotter dans un autre monde. Parce qu’en ce moment, c’est justement le cas. Quelques toiles sont à l’état d’ébauche et elle les regarde distraitement. Sauf la dernière au fond. Lentement, elle s’avance de plus près devant cette palette de couleurs sombres et incomplètes pour laquelle, soudain, elle éprouve un sentiment étrange, très étrange. Lui éclate en plein visage une scène d’horreur d’une évidence effroyable : un écrabouillement de détritus ferreux, un visage à la bouche grande ouverte et des bras levés en signe de SOS. Non. Ce n’est pas possible. Comment ce soir, peut-elle en arriver à voir cette scène sur son tableau ? Dans quel état se trouvait-elle lorsqu’elle a peint ce canevas ? Quand a-t-elle amorcé ce travail ? Il faut qu’elle sache. La date de début, elle l’indique systématiquement à l’arrière de chaque toile. Non, mais c’est totalement insensé ; c’était la veille de son départ pour Boston. Comme si elle avait eu une prémonition sur la mort de son modèle. La sonnette de la porte d’entrée la fait sursauter. Elle n’ose répondre. Et si c’était… Qui ? Son fantôme ? Reprends-toi, Ann-Sophie ! Ah mais oui, la commande de sushis.

–          Vous en avez mis du temps pour ouvrir.

–          Excusez-moi, j’avais presque oublié cette commande.

–          C’est beau, c’est beau. Vous en faites pas. Il lève la tête. J’aime mieux être à ma place qu’à la vôtre. On dirait que vous venez de commettre un crime, tellement vous avez l’air bizarre. Il lui tend la boîte de sushis. Mais vous inquiétez pas, je vais pas appeler la police pour une apparence ! Il se met à rire et dévale les escaliers bruyamment.

Elle reste figée là, derrière la porte refermée, son plat de sushis à la main. Eh bien oui, elle a commis un crime, du moins une partie d’un crime. À cause d’elle, à cause de ce nu, à cause de l’exposition, à cause du concours, Carl Howard a pris la route de Boston et il en est mort. Oui, elle est coupable. Comment défendre sa cause ? La boîte de sushis tombe par terre. Elle se jette sur son matelas et les larmes sont plus fortes que la faim.

Trois heures du matin. Une odeur douteuse la réveille. L’appartement encore éclairé lui assure qu’il n’y a pas de mauvais esprit à l’horizon, seulement un lunch en décrépitude qui rejoint la poubelle aussitôt. Elle repense à ce tableau d’inspiration morbide et essaie d’en retrouver la piste. Inutile. Aucun souvenir ne lui revient, même pas le geste d’un coup de pinceau. Présentement, elle a juste le goût de la détruire cette peinture fatidique. Oui ?… Et cela redonnera-t-il vie à Carl Howard ? Reprends-toi, Ann-Sophie !

Elle essaie de se rendormir. Pas évident. Elle aurait tant besoin de parler. Soudainement, elle pense à Marie. Qui d’autre de mieux que Marie pourrait recevoir toute cette bousculade d’événements qu’elle vit actuellement ? Elle se relève promptement, allume la lampe et feuillette son carnet d’adresses aux pages abîmées. Une carte tombe par terre. Elle la ramasse et se dit : Eh bien, si ce n’est pas un signe du ciel, je ne sais pas ce que c’est ! Entre ses mains, elle tient la carte de Marie Lompré et retient de grands frissons. Des esprits s’amusent-ils à se jouer d’elle ? Au matin, elle lui laissera un message sur sa boîte vocale pour une rencontre urgente. Il faut que ça fonctionne, il le faut ! Elle se rendort, calme et confiante.

 

*****

 

Ce 3 novembre, vendredi mémorable ! Trois volets au cours de cette journée pas banale. Primo. Une réussite. Ce procès pour lequel il avait travaillé d’arrache-pied s’était conclu par une victoire. Cet avant-midi, sa plaidoirie avait fait tout un tabac et il avait brillamment gagné sa cause. Non. Nuance. Il avait gagné LA cause d’un accusé ; un accusé dont les silences frôlaient la culpabilité. Secundo. Une contradiction. Ce dénouement lui avait révélé une certaine lassitude envers sa profession. L’avocat fougueux commençait intérieurement à battre de l’aile. Tout un contrepoids à sa victoire ! Peut-être était-ce influencé par la mort de Carl et la perspective d’un avenir financier sans souci. Tertio. Un entretien-retrouvailles. Les années n’avaient pas eu d’effet sur l’accueil bienveillant de Robert Duneault qui s’était rendu disponible en fin d’après-midi pour le recevoir. Après avoir abordé en survol le sujet de sa profession et des événements concernant Carl Howard, il avait craché son venin. Sa colère inexpliquée envers MAnâ, dont il avait réussi à prononcer le nom d’artiste, s’était déversée en un flot de paroles plutôt embrouillées. Robert, empathique, avait fait preuve d’une écoute attentionnée, sachant pertinemment que l’important pour Antoine était de se livrer. Allégé et stimulé par un prochain rendez-vous fixé en semaine suivante, la rencontre se termine sur une note chaleureuse. Antoine referme la porte du bureau et longe le couloir gaiement. De meilleure humeur, il décide d’envoyer un texto à son ami David pour s’excuser de son attitude désagréable de mercredi. Oups ! L’ascenseur est là, tout prêt. Il presse le pas et élève la voix pour signifier de l’attendre.

 

 

Quelle journée ! Ce vendredi restera gravé dans sa mémoire pour le reste de ses jours. Visiter une propriété, celle appartenant à Carl Howard et savoir qu’elle, Ann-Sophie Amiens, en deviendra l’occupante lui a procuré tout un effet. Elle s’était fixé comme ligne de conduite de ne pas penser à la mort, mais à la vie de Monsieur. David Bujold s’était comporté en gentleman, ne dégageant ni animosité ni questionnement douteux envers elle. Sa nervosité due à la froideur d’Antoine Amyot l’avait sûrement induite en erreur, lors de la lecture du testament. Tout au long de la visite de la maison, elle s’était contenue. Pas d’enthousiasme débordant, juste un peu de curiosité ici et là et beaucoup d’attention aux commentaires de maître Bujold. Elle avait maintenant compris qu’au fil du temps, il était devenu l’homme de confiance de Monsieur. Ça l’avait sécurisée, allez savoir pourquoi ! Par la suite, retour à l’étude Bujold & Garnier et signature des documents liés au transfert de la propriété ainsi que des legs d'argent. Il lui avait même proposé de lui remettre un double des clés, en attendant l’officialisation du titre de résidence. Quel homme charmant ! Et en fin d’après-midi, cette formidable rencontre avec Marie Lompré qui l’avait accueillie comme si leur dernier contact datait de la veille. Contrairement à ses prévisions, elle avait relégué les événements marquants au second plan en se contentant d’en faire un résumé. Elle s’était plutôt attardée démesurément à cet Antoine Amyot et à sa réaction excessivement déplaisante. Souriante, Ann‑Sophie quitte le bureau de Marie, dans l’espoir que le prochain rendez-vous la libérerait de cette énigme et qu’alors, elle pourrait s’exprimer davantage sur ce qui méritait de l’importance. D’un pas léger, elle s’engouffre dans l’ascenseur et s’apprête à peser sur le bouton de la sortie.

 

–          Attendez-moi. J’arrive !

De loin, cette voix masculine lui rappelle une connaissance. Elle retient les portes et l’homme fonce rapidement dans le cagibi.

Aussitôt, deux visages effarés se toisent avec une méfiance évidente.

–          Non, mais dites-moi que je rêve ! Que faites-vous ici ?

–          Je vous retourne la question, monsieur Amyot.

–          La raison est personnelle.

–          J’imagine. Nous sommes à l’étage des psychologues !

Ding. L’ascenseur ouvre ses portes.

Antoine Amyot, comme un fou furieux, gagne la sortie à la vitesse de l’éclair.

Ann-Sophie Amiens, complètement abasourdie, avance lentement vers l’extérieur.

 

Destin quand tu nous tiens. Hasard quand tu nous poursuis ! ____________________________________________________________________________________________________________

 

On entend le cliquetis des clés tournant dans les serrures. Deux portes se referment au même moment. Robert et Marie se regardent d’un air interrogateur.

–          Toi, Marie Lompré, encore ici à cette heure un vendredi ? Hum… serais-tu en liberté provisoire ?

–          Eh oui ! Magali se fait gâter par sa grand-mère, Julien est sur le point de s’ennuyer dans un souper administratif et moi, j’ai accepté un rendez-vous tardif pour une ex en état de besoin ! Et de ton côté ?

–          Il n’y a ni enfant ni conjoint, mais c’est le même scénario. J’ai offert une rencontre à un ex en état d’urgence et je lui ai accordé un peu plus de temps.

Ils marchent ensemble jusqu’à l’ascenseur.

–          Il me semble que ça me tenterait d’aller au resto avec mon ami Robert Duneault. Penses-tu qu’il accepterait ? Elle éclate de rire.

–          Je crois que ça mérite réflexion !

–          Le Marko, ça fait si longtemps. Pourquoi pas ?

–          Impossible. Jean-Marc ferme son bistro tous les mois de novembre. Je vois que tu as déjà oublié. Maintenant que Nadja le cuisine dans ses chaudrons, leurs vacances sont sacrées !

–          Zut ! Et si on allait vagabonder dans le Quartier des spectacles ?

–          Adopté à l’unanimité ! Allez, ma belle Marie, on va se faire toute une soirée. Tant pis pour Magali et Julien. Mais auparavant, que dirais-tu d’une longue marche en amoureux ? Et il lui offre son bras.

–          Ah Robert, mon ami, fou comme toi, j’adore !

 

 

En ce vendredi, Edmond Latour avait quitté l’entreprise une demi-heure plus tôt que prévu. Besoin de prendre son temps et de s’aérer l'esprit. Il lui était si difficile d’accepter la mort de Carl Howard ! Il n’arrivait pas à croire que c’était fini. Il marchait nonchalamment tout en revivant dans sa tête l’épisode du testament.

La séance de lecture s’était déroulée dans un silence absolu de la part des trois héritiers. Aucune interruption n’était venue en briser le rythme. À quelques reprises, le notaire leur jetait un coup d’œil pour s’assurer de la bonne compréhension des articles et les trois visages, figés, lui accordaient le droit de continuer. Lorsque vint son tour, il se mit à trembler.

–          À monsieur Edmond Latour, mon fidèle ami, je lègue toutes les actions détenues dans... À partir de ce moment, la voix du notaire s’était perdue dans l’atmosphère. Il s’était replié sur lui-même jusqu’au moment où le nom de ses trois filles éclata à son oreille. Là, il était parvenu à se ressaisir.

–          À Clara, Ariane et Rosalie Latour, je lègue à chacune, en prévision de leurs futures études, un montant qui sera disponible le jour de leurs 18 ans et...

Encore une fois, il n’arrivait plus à percevoir la suite, tant l’émotion était forte. Quel soulagement lorsqu’il revint à la réalité.

–          Vous venez d’entendre les dernières volontés testamentaires de monsieur Carl Howard. Avez-vous des questions d’ordre général ?

Antoine Amyot s’était levé précipitamment de son fauteuil.

–          Toutes mes excuses David et à vous madame, monsieur, mais je dois partir, urgence d’avocat oblige ! David, on se téléphone. Et cet Antoine était sorti à la hâte de la pièce.

David Bujold, l’espace de quelques secondes, avait eu l’air surpris, mais avait continué sans s’attarder à cet imprévu.

–          Comme je suis également l’exécuteur testamentaire de monsieur Howard, nous devrons fixer d’autres rendez-vous afin de procéder à la répartition des biens qui vous sont assignés.

–          Excusez-moi, notaire, mais je vous contacterai pour la suite. Trop d’émotions. Vous comprenez ?

–          Bien sûr, monsieur Latour. Vous pourrez déterminer une prochaine rencontre avec notre agente de réception. Je vous remercie de votre présence et prenez soin de vous.

–          Merci, maître Bujold.

Après avoir adressé ses salutations à Ann-Sophie Amiens, il avait quitté la salle, la larme à l'œil.

Carl, mon mentor, mon ami, mon modèle. Depuis ce terrible accident, je ne me fais pas à l’idée que je ne te reverrai plus jamais. La vie est si bête parfois, non c’est plutôt la mort qui l’est. Carl, tu avais tellement de projets depuis la vente de ta compagnie. Pour épauler les nouveaux propriétaires de Howac, tu avais accepté ce mandat comme président du conseil d’administration. Tu n’en attendais que la fin du terme pour t’impliquer dans le bénévolat. Tu me disais que tu avais déjà choisi le créneau dans lequel tu souhaitais apporter ta contribution. Tu es un homme bon. Toi qui m’as légué beaucoup ainsi qu’à chacune de mes filles.

Où aller maintenant ?... Reviens sur tes pas, récupère ta voiture et pars en direction du quartier de Carl. C’est là que tu y trouveras un peu de paix.

 

Tranquillement, Edmond se rapproche puis s’engage dans le croissant de rue où il se gare juste devant le 2200. Cette résidence, un reflet de la personnalité de Carl, allure simple et raffinée à la fois, il la scrute de toute son âme. Comme s’il espérait y retrouver son ami, comme s’il attendait que les lumières intérieures s’allument, comme s’il souhaitait que la porte s’ouvre et que Carl lui fasse signe d’entrer. Pendant de longues minutes, il s’attarde devant cette maison où il y eut tant de discussions pour la compagnie, pour les enfants, pour les projets. Tant et tant. Il se décide à redémarrer l’auto, même s’il n’a pas le cœur à quitter l’endroit. Soudainement, il aperçoit une femme s’avancer dans l’allée du 2200. C’est la jeune dame Amiens. Spontanément, il coupe le contact et sort rapidement de sa voiture.

–          Madame Amiens, madame Amiens. Attendez !

Ann-Sophie sursaute. Non pas un autre qui veut que je l’attende… deux fois en l’espace d’une heure, c’est trop ! Elle se retourne et reconnaît Edmond Latour, l’un des héritiers de Carl Howard.

–          Monsieur Latour ?

–          Excusez-moi. Vous devez vous demander ce que je fais ici.

–          ... Hum... Oui. En effet.

Même si elle a trouvé cet homme bien affable chez le notaire, elle n’en demeure pas moins sur ses gardes.

Après quelques secondes, d’une voix émue, il s’explique.

–          J’ai perdu un grand ami, un homme exceptionnel et j’ai beaucoup de difficultés à surmonter ce deuil. J’ai eu besoin de revoir sa maison, de ressentir une dernière fois sa présence imaginaire dans cet endroit que j’ai côtoyé souvent. C’est pourquoi je suis ici. Mais je m’apprêtais à partir. Excusez-moi.

–          Oui, je vois. Elle hésite. Est-ce que cela vous ferait plaisir d’entrer ?

À son tour, il hésite et sourit.

–          Je pense que ça me procurerait un grand réconfort... Je vous en remercie sincèrement.

–          Alors, venez. J’ai fait une première visite en fin de matinée avec le notaire Bujold. Si vous connaissez bien les lieux, peut-être aurez-vous quelques indications à me donner.

Elle tourne la clé et pousse la porte.

Tous deux prennent une bonne respiration et s’engagent dans le vestibule. Edmond, avec la permission d’Ann-Sophie, allume les lampes au fur et à mesure qu’ils avancent dans les différentes pièces. Il la renseigne sur le fonctionnement de la maison et y retrouve même une certaine joie à le faire.

–          Puis-je vous appeler Ann-Sophie ?

–          Oui, oui. Sans problème !... On va faire encore plus simple. Prénom et tutoiement. D’accord Edmond ? Elle sourit.

–          Je ne peux demander mieux !

Ils redescendent de l’étage et Ann-Sophie se dirige vers la serre arrière.

–          Lorsque j’ai vu cette belle grande verrière cet avant-midi, j’ai tout de suite compris à quoi elle servirait. Ici, ce sera l’endroit idéal pour mon atelier. Avec toute cette lumière naturelle dont je pourrai bénéficier, ce sera extraordinaire.

Elle ne dissimule plus son enthousiasme envers cette propriété qui lui est tombée du ciel.

–          Si je comprends bien, Ann-Sophie Amiens est une artiste ?

–          Artiste-peintre, oui.

–          Je vois... Carl s’intéressait beaucoup à l’art visuel. Il ne cachait pas sa préférence pour les sujets du Grand Nord. Les tableaux et les sculptures qu’il possède en témoignent.

–          Oui, c’est un des premiers éléments que j’ai remarqués ce matin.

–          Carl était un être secret. Même si j’étais très proche de lui, jamais, il ne m’a glissé un mot sur toi. Mais ne t’inquiète pas, je ne ferai pas le curieux. Si Carl t’a choisie pour occuper sa propriété, il avait sûrement les meilleures raisons du monde pour agir ainsi. D’ailleurs, il a toujours eu beaucoup d’instinct. Ce n’est pas pour rien qu’il a réussi en affaires et que sa compagnie d’acier a prospéré au fil des ans. Puis-je connaître ton nom d’artiste ?

–          MAnâ. Elle lui spécifie l’écriture de ce pseudonyme.

Ils ont refait un tour complet de la maison. Ann-Sophie s’y sentait de plus en plus chez elle et Edmond se réconciliait doucement avec la perte de Carl.

–          Ann-Sophie, cette visite dans la résidence de Carl me redonne l’appétit. Si tu n’y vois pas d’inconvénient, puis-je t’offrir d’aller casser la croûte ensemble ?

Elle démontre un certain embarras.

–          Sois sans crainte. Ma proposition est tout à fait honnête. Comme tu l’as constaté, j’ai trois filles. Mais également une femme extraordinaire qui, présentement, est en congrès à Québec. Je crois que ça me ferait du bien de pouvoir parler de mon ami. Qu’en penses-tu ?

Elle rit.

–          Et pourquoi pas ?

Ils optent pour le Quartier des spectacles. Elle, pour reprendre sa ligne de métro et lui pour regagner la Rive-Sud. Ce vendredi soir, 18 h, il n’y a pas affluence au Bistro Deschamps et ils choisissent une table tout au centre de la verrière. Aussitôt leurs plats commandés, Edmond ne perd pas de temps et commence un long monologue sur son ami. Plusieurs anecdotes ont défilé, tantôt gaies, tantôt tristes. Ann-Sophie le laissait s’exprimer ; ainsi, elle apprenait à en connaître un peu plus sur Monsieur. De son côté, elle n’avait pas tendance à s’ouvrir à Edmond, même s’il était bien gentil. Et puis, cet Edmond, il était touchant dans sa manière de relater certains événements. Toutefois, l’épisode du parrainage l’avait rendue perplexe.

–          Un jour, j’ai demandé à Carl s’il consentirait à devenir le parrain de mon premier enfant. Je me souviens très bien de sa réponse. As-tu l’intention d’avoir plusieurs enfants ? Spontanément, je lui ai dit que si ce n’était que de moi, j’en aurais au moins six, mais évidemment tout dépendra de ma chère Anney. Alors puisque c’est ainsi, je ne pourrai accepter le rôle de parrain parce que je voudrai être égal pour chacun de tes enfants. Je comprenais bien ce qu’il voulait me dire. Mais sois assuré que, dès le premier, je serai auprès de vous deux et pour tous les autres à venir. Vous deviendrez en quelque sorte ma famille. Ma femme et moi avons donc décidé que l’on prendrait les lettres du prénom de Carl pour choisir celui de notre progéniture. Voilà la base de l’identité de Carla, Ariane et Rosalie. Tu sais, il était presque un deuxième père pour les filles. Eh non, ça n’a jamais suscité de jalousie de ma part ! Il rit de bon cœur.

Ann-Sophie ne laisse pas deviner son trouble. Mais tout va très vite dans sa tête. Peut-être une partie du mystère Howard est-il en train de s’élucider. Carl ne parlait jamais de sa femme, mais seulement de ses filles et, très rarement, il les avait nommées. Et puis, pendant qu’elle peignait, son écoute était souvent fragmentaire. Ce qui expliquerait que lors de la lecture du testament, les prénoms des enfants d’Edmond n’aient pas attiré son attention. D’autant plus qu’elle était un peu dans les limbes, en raison de la nervosité liée à cet Antoine Amyot.

Ils ne s’attardent pas, car la journée a été longue et épuisante pour chacun d’eux. Ils s’apprêtent à quitter lorsque Ann-Sophie remarque Antoine Amyot qui se presse en direction du bistro.

–          Non. Dis‑moi que ce n’est pas possible. Que je fabule. Pas encore lui sur mon chemin. Pas deux fois dans la même journée. Trop, c'est trop ! Cette fois, il ne s’en tirera pas. S’il est capable de sortir d’un ascenseur comme un fou furieux, il va savoir que je suis capable de me défendre.

–          Qu’y a-t-il Ann‑Sophie ?

*****

 

Leur longue marche les avait frigorifiés. Ayant plutôt le goût de s’engouffrer dans un intérieur enveloppant, ils ont troqué le Bluementhal pour la Place Deschamps. À l’approche du resto, Robert ralentit et retient Marie.

–          Attends, attends. On s’arrête ici. On ne va pas plus loin.

Robert vient d’apercevoir Antoine et il prend fermement le bras de Marie.

–          Je t’expliquerai.

Intuitivement, il sent qu’un esclandre risque de se produire. À l’instant, Marie voit une femme s’avancer avec détermination vers un homme à la chevelure bouclée.

–          Robert, je pense qu’on va assister à une scène. La femme... n’est nulle autre que celle de mon dernier rendez-vous, Ann-Sophie Amiens !

–          Ah bon ? Et le croirais-tu si je te disais que l’homme, c’est Antoine Amyot. Tu t’en souviens peut-être, j’avais amené son cas en réunion pour avoir l’avis des collègues. Eh bien, c’était lui ma dernière rencontre de la semaine.

–          Quoi ?

L’index sur la bouche, ils se taisent et restent à l’écart tout en s’assurant de ne rien perdre de ce qui va suivre.

 

 

Elle n’entend même plus Edmond, tellement elle est en colère. D’un pas ferme, elle marche vers cet individu insupportable qui vient tout juste de l’apercevoir. Aussitôt, son visage se transforme et devient menaçant. C’est à ce moment qu’Ann-Sophie s’en approche et l’agrippe par le revers du manteau.

–          Non, mais allez-vous finir par me foutre la paix ? Je ne sais pas ce que vous avez contre moi et ça ne m’intéresse même plus de le savoir, mais poussez-vous de mon chemin et ça presse. Compris ? Arrangez-vous pour qu’il n’y ait pas de prochaine fois. Je ne veux plus jamais revoir votre petit air pincé d’enfant gâté !

Elle tourne les talons bruyamment, reprend son souffle et en oublie Edmond qui la rattrape rapidement.

–          En tout cas, je ne sais pas ce qui s’est passé entre vous deux, mais tu ne l’as pas manqué. Ton audace m’a impressionné.

–          Ouais. Je pense que j’y suis allée un peu fort. Et puis non !

Cette parenthèse inopinée avait presque réjoui Edmond. Antoine Amyot lui était carrément antipathique, et ce dès le premier regard chez le notaire. Carl lui avait déjà mentionné le nom de ce jeune avocat, ajoutant qu’il se sentait investi d’une mission auprès d’Antoine, sans toutefois en préciser la nature. Tout à coup, Edmond se prend d’un fou rire. Ann-Sophie, tout étonnée, le dévisage sévèrement.

–          Edmond… tu trouves ça drôle ?

–          Excuse-moi. Peut-être que je commence à être fatigué. Mais c’est plus fort que moi, ça me porte à rire cette scène. Presque du théâtre !

Quelques secondes plus tard, la voilà qui pouffe de rire, elle aussi.

–          N’empêche. Je ne veux plus jamais entendre parler de lui. Plus jamais !

 

 

Destin quand tu nous tiens. Hasard quand tu nous poursuis. Colère quand tu nous provoques ! 

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Antoine, insulté, ne fait ni une ni deux et en avocat rusé, s’adresse promptement aux témoins de cette remontrance.

–          Pardonnez cette intrusion désagréable. Mais il faut l’excuser. Elle est du genre plutôt hystérique… Encore une fois, elle a réussi à me couper l’appétit. Bonne soirée, la mienne est gâchée !

Il repart subito presto en direction de la sortie, relève son col et arpente la rue Sainte-Catherine comme un déchaîné.

 

Pendant ce temps, Marie et Robert ayant tout vu, tout entendu, ont maintenant la voie libre pour une table au Bistro Deschamps.

–          Oh la la ! Je crois que nous aurons de quoi alimenter nos conversations.

–          Et amplement de quoi nous mettre sous la dent ! Robert s’excuse aussitôt de ce commentaire léger sur leurs clients.

–          C’est très particulier que nous ayons assisté à cette scène. Ils doivent être dans tous leurs états !

Pendant une grande partie du repas, les deux psychologues s’échangent à tour de rôle les dits et les non-dits, sachant pertinemment que cela les aidera pour leurs prochains rendez-vous.

–          Avec toutes les informations que l’on a partagées, il est clair qu’Antoine et Ann-Sophie se rejoignent sur la qualité du personnage de Carl Howard : un être au charisme exceptionnel, pourvu d’une élégance non seulement physique, mais également morale.

–          Oui et je constate qu’Antoine est loin d’être guéri de son caractère possessif et par conséquent d’une jalousie maladive. Carl avait une très grande importance aux yeux d’Antoine, même s’il lui reprochait son côté secret. J’irais jusqu’à dire qu’on n’est pas loin de la vénération. Alors, lorsqu’il voit Ann-Sophie chez le notaire, il établit immédiatement des liens. Le modèle du Nu n’est nul autre que Carl. Qui faisait la route Montréal-Boston pour Ann-Sophie. Ann-Sophie avec qui il avait une relation amoureuse. Ann-Sophie qu’il a mis sur son testament. Et ça, ça ne passe pas ! Il est inadmissible que Carl ne lui ait jamais fait mention de la présence d’Ann-Sophie dans sa vie. En plus, il se sent humilié d’avoir osé cet appel à l’artiste. Non, mais elle avait dû se rire de lui en acceptant de le rencontrer.

–          Est-ce que tu soupçonnes que…

–          Je t’arrête. Antoine est un asexué... pour le moment. Le sexe le répugne, que ce soit envers un homme ou une femme. Cela fait partie de sa problématique. Mais je vais pousser plus loin. Je pressens qu’une réaction aussi démesurée de sa part sous-entend peut-être qu’il ait éprouvé une attirance très forte pour Ann-Sophie, ce qui serait une première dans sa vie. Alors, tu peux t’imaginer que son château de cartes s’est écroulé.

–          Ou l’inverse. La vue de ce tableau aurait pu lui révéler son amour inavoué envers Carl.

–          Également... Des deux côtés, on peut parler d’un choc de la trahison.

–          Ce qui génère colère et déception.

–          Effectivement. Admettons que ma théorie soit la bonne. Antoine se sent trahi par le silence de Carl, trahi par Ann-Sophie envers laquelle il avait peut-être fondé un espoir de relation amoureuse. Antoine admire Carl Howard ainsi que la toile d’Ann-Sophie. Deux admirations qui fondent comme neige au soleil. Et voilà, mon client pète sa coche !

–          Et malheureusement, Ann-Sophie écope !

Il commence à se faire tard et la place s’est dégarnie peu à peu. Ils font signe au serveur et l’addition arrive rapidement.

–          Marie, j’ai le goût de m’éclater…

–          T’éclater comme… ?

–          Danser, danser et danser... Sur une musique qui nous fera du bien à tous les deux !

–          Il y a des lunes que je n’ai pas mis les pieds sur une piste de danse. Tu me tentes, Robert Duneault. Laisse-moi le temps d’un texto à Julien ; je ne voudrais surtout pas qu’il s’inquiète.

–          Si tu lui dis que tu es en ma compagnie, c’est assuré qu’il dormira sur ses deux oreilles !

Une fois le message envoyé, elle relève la tête vers Robert.

–          ... Benoît et toi ? Ça se passe comment ?

–          Je t’en reparlerai une autre fois. Là, j’ai juste le goût de finir la soirée en m’amusant.

–          OK Boss. On y va ?

–          Yes !

–          Robert, as-tu réalisé qu’il y a un grand oublié dans cette histoire ?

–          …

–          Carl Howard est mort dans un accident de voiture. On dirait que toute cette bataille générée par Antoine ostracise la mort de cet homme et diminue l’effet de sa perte.

–          Touché !… Je viens d’avoir un flash. Comme ils ont quitté nos bureaux à quelques minutes d’intervalle, peut-être se sont-ils croisés dans le couloir ou dans l’ascenseur. Peut-être que la réaction outrée d’Ann-Sophie en serait le résultat.

–          Très plausible. J’approuve. Alors, on va les protéger l’un de l’autre. Lundi, on vérifie nos agendas pour leur éviter une confrontation.

–          Tu vois, Marie, il y avait une raison sérieuse ce soir pour que l’on prenne du temps ensemble. Pas de hasard... que des coïncidences dont il faut tirer parti !

 

*****

 

De retour chez elle et toujours en rogne contre Antoine Amyot, Ann-Sophie s’accroche à son sixième sens. Depuis mercredi, trop d’énergies ont été déployées envers ce personnage désagréable. À partir de maintenant, elle change de cap et sa décision devient irréversible. Car elle le sait ; il n’est pas trop tard. Aussitôt, elle ouvre son ordi, tape son courriel, se croise les doigts, compte jusqu’à une limite de 50 et attend. Au chiffre 33, elle obtient la réponse souhaitée, se lance dans une recherche Internet, réserve son billet d’autobus pour un départ à 8 h 15 le matin, récupère son fourre-tout, y dépose l’essentiel juste au cas où et règle l’alarme de réveil pour 7 h 15 le lendemain. La tête sur l’oreiller, elle est assurée de dormir comme un bébé.

 

Rentré chez lui, dans un état d’agressivité montante, il tourne en rond. La faim le tenaillant malgré la bourde de cette fille insultante, il s’était contenté en chemin d’un repas de poulet piri-piri. Et puis non, pas question d’aller à Val-David en fin de semaine. Il ouvre son ordi et envoie un courriel à ses parents. Sans justification. Ça ne les concerne pas ! Soudain, dans un élan inexplicable, il se rend sur le site de voitures de location et réserve une auto pour le lendemain, 7 h 30. Un besoin impérieux d’en finir avec toute cette histoire et le seul moyen d’y arriver est incontournable. En paix pour la première fois depuis ce mercredi 1er novembre, il sent déjà que le sommeil le rattrapera plus vite que sa dernière pensée.

 

*****

 

À peine 16 h, il pousse la porte de la galerie Down, reconnaît le directeur et s’adresse à lui en français, sachant qu’il en maîtrise très bien la langue.

–          Bonjour monsieur. En visite à Boston, j’avais le goût de revoir la toile de MAnâ, celle qui a gagné le 3e prix lors du concours sur la nudité. Ce tableau m’avait fasciné.

–          Et avec raison. Secrètement, je vous avoue que c’était mon préféré. Il est un peu plus loin derrière vous. Je n’ai pas eu le temps d’apposer le point de vente, mais cette œuvre est déjà réservée.

–          Ah ?… Avec ce que vous venez de m’apprendre, j’aurai au moins le privilège de la contempler une dernière fois.

Antoine examine, scrute et détaille la moindre ligne. Il en ressent encore cette émotion indéfinissable qui le happe et le saisit jusqu’au plus profond de son être.

–          L’artiste devait bien connaître son modèle pour avoir réussi à y mettre autant de finesse dans l’intensité d’une subtile séduction ?

–          Vous seriez surpris, monsieur, mais ce métissé était un parfait inconnu. Lorsqu’il s’est proposé, elle a hésité un peu en raison de son âge. Elle recherchait davantage un jeune trentenaire. Mais elle a vite compris que cet homme, à l’allure, disons... mystérieuse, donnerait une lumière différente à ses coups de pinceau. Et...

Antoine l’interrompt.

–          Que voulez-vous dire par allure «mystérieuse» ?

–          Eh bien, c’est une question d’attitude, j’imagine. En plus, jamais il n’a accepté de divulguer son nom. Pour lui, il n’y avait aucune nécessité de le faire et en cela, Ann-Sophie, je veux dire MAnâ, n’y voyait aucune objection.

–          Ah bon ? Donc, son modèle était un pur étranger, pas une référence de son entourage, par exemple ?

–          Oui, c’est tout à fait ça. D’ailleurs, une fois le tableau terminé, elle n’a jamais revu cette personne. Peut-être un jour referait-t-il surface s’il apprenait qu’un prix a été décerné à l’artiste grâce à son apport… Enfin, l’avenir nous le dira.

–          Mais d’après vous, quel pouvait être le but de cet homme de dévoiler sa nudité ?

–          Pas compliqué. Comme plusieurs autres, il voulait réaliser un fantasme, c’est ce qu’il lui a mentionné. Et jamais il n’a été question de rémunération pour toutes les heures de paralysie obligée !

–          Histoire très particulière malgré tout.

–          Oui, n’est-ce pas ?

Ils continuent d’échanger et Antoine avoue que le nec plus ultra dans son cas est de fréquenter les galeries et de découvrir de nouveaux artistes.

–          … Seriez-vous intéressé éventuellement à faire partie de notre comité de sélection, en tant que membre authentique. Je perçois un langage poétique dans votre expression de l’art.

–          Pour l’instant, mes activités professionnelles m’empêcheraient de profiter d’une telle occasion. Mais un jour peut-être… je ne dis pas non.

Antoine se prépare à quitter les lieux.

–          Vous êtes monsieur ?

–          Antoine... ce sera suffisant. Je vous remercie de cet entretien captivant et je vous souhaite une belle fin de journée !

–          À vous également, cher monsieur.

 

 

Vers 17 h, Ann-Sophie franchit le seuil de la galerie Down.

–          Hi MAnâ ! Alors, on est satisfaite de sa limousine privée ?

–          Ne fais pas ton drôle. C’était essentiel.

–          Je n’en doute pas. Ton courriel était des plus persuasifs. Tu peux te considérer comme chanceuse que j’aie acquiescé à ta demande ! C’est plutôt rare que j’accepte de remettre un tableau à son artiste.

–          Disons que je ne l’ai pas eu gratuit non plus !

–          Ah les affaires sont les affaires ! Tu sembles en très grande forme, alors il me vient à l’idée de te faire une proposition. Bon, je l’avais déjà préméditée, mais quand même.

–          Tu m’intrigues.

–          Tu vas voir... On pourrait souper ensemble, se donner le temps de reconnecter et oublie ton autobus de nuit, tu dormirais chez moi. Ne t’inquiète pas, Walter est à Londres. Demain matin, je prendrai la route vers Montréal pour ramener sa dame et son tableau. Mais pas seulement pour ça. J’en profiterai pour visiter une ancienne connaissance. Alors, que penses-tu de mon programme, artiste en herbe ? Mais attention. L’auto sera en marche à 5 h pile. Tu devras te lever tôt !

–          Hum… Cette offre est… acceptée ! Je n’aurai qu’à somnoler pendant tes monologues envoûtants.

–          Super.

–          Maintenant, on passe à l’étape suivante. Comme j’ai hâte de le revoir ce tableau qui m’a tant apporté, dans quel coin l’as-tu caché ? Je ne l’aperçois pas. Elle avance, la mine nerveuse.

–          Trop tard.

–          Comment trop tard ? Non, ne me dis pas que...

–          Calme-toi. Tu sais bien que lorsque je donne ma parole, je la respecte.

–          Tu m’as fait peur. Alors ?

–          Après le départ d’un de tes admirateurs, il n’y a pas si longtemps d’ailleurs, j’ai décidé de l’emballer.

–          Ah bon ?

–          Un Québécois en plus. Et tout un groupie ! Que de louanges sur ton œuvre. Lorsque je l’ai informé qu’elle était déjà réservée, il m’a répondu qu’au moins, il appréciait la chance de s’extasier une dernière fois devant cette beauté. Tu vois, Ann-Sophie, ce tableau en a frappé plus d’un.

–          Un Québécois… ? Ann-Sophie regarde Mark avec stupéfaction.

–          Oui, je t’assure. Prénom : Antoine.

–          … Peux-tu me le décrire ?

–          Pourquoi ? Cela a de l’importance ?

–          Hum… Par curiosité simplement, des fois que…

–          Grandeur normale, style 5 pieds 9 pouces, peut-être 10. Châtain à la chevelure bouclée. Belle personnalité, sûrement un professionnel. Très sympathique. Et je te répète, tout en compliments pour ton tableau... Y’a quelque chose qui cloche ?

–          Eh bien là, j’en perds mon coup de pinceau !

–          Oh ! On fait de l’esprit. Mais pourquoi cette réaction ?

–          Laisse. Disons que ça me rappelle une histoire... lointaine. Pas plus grave que ça.

–          OK. N’en rajoutons plus, la galerie est pleine ! C’est ça ?

–          Oui. Préparons plutôt notre sortie.

–          Finalement, ton modèle a-t-il su que tu avais gagné la 3e place ?

–          … Pourquoi cette question ? Mais non. Je ne l’ai jamais revu et comme j’ignorais son identité, le dossier est clos. Et puis, j’ai le goût de passer à autre chose.

–          C’était juste par curiosité. Rien de plus.

 

Mark est un ponctuel. À 5 h pile, ils montaient dans sa rutilante Volvo, le Nu bien en selle derrière et Ann-Sophie ensommeillée sur la banquette avant. Le souper au restaurant avait été bien arrosé et elle en ressentait les contrecoups tandis que Mark, le costaud, était dispos comme s’il avait dormi dix heures en ligne.

À l’approche du Québec, elle revient dans le monde des vivants.

–          Alors, quels sont tes projets pour aujourd’hui ?

–          Ah non, j’ai laissé mon téléphone fermé.

–          Au moins, tu te seras reposée de tes nombreux admirateurs !

–          Comment ai-je pu oublier mon frère ? Elle vérifie sur son portable. Ouf ! Il prévoit être à Montréal vers 15 h. Elle ne se sent plus en faute.

–          Max ? Ton demi ?

–          Ce n’est pas nécessaire de me le rappeler à chaque fois.

–          Et c’est quoi l’histoire ?

–          Pas compliqué. Nous n’avons pas le même père, donc pas le même nom. Et je suppose que tu veux savoir ce qu’il fait dans la vie ?

–          … C’est un peu ça, oui.

–          Mon frère... mon demi-frère est un talentueux. Il donne à travers la province des ateliers en soins infirmiers. Il a mis sur pied un programme d’actualisation des méthodes qui font le tour des hôpitaux. Et, brillant comme il est, pour ne pas perdre la main, il se consacre plusieurs semaines par année à un retour sur le plancher pour évaluer les améliorations à apporter. Satisfait du tableau que je t’ai brossé ?

–          Tout à fait. Pour l’avoir rencontré une seule fois, c’est un fichu de beau gars ton demi !

–          Ah ? Je n’ai pas souvenir de te l’avoir présenté. Max ne suit pas tellement ma carrière ; l’art ne l’intéresse tout simplement pas. Eh, tu n’es pas avec Walter, toi ?

–          Oui, et puis ?

–          De toute façon, aux dernières nouvelles, Max était toujours avec Éric. Alors, n’espère pas trop de ce côté. OK ? En plus, Mark et Max, ce serait pas mal embarrassant comme mélange de prénoms, trop de similitudes.

–          Tu viens de gagner un point !

Ann-Sophie, dans un brusque sursaut, enjoint Mark à changer de trajectoire.

–          Au feu de circulation, virage à gauche, oui oui la première à gauche, c’est ça.

–          Oups ! On va où comme ça ?

–          Suis mes indications et tu verras bien.

–          Ah ? Tu m’amènes dans un endroit illicite, je suppose !

–          Ne pose pas de question, grand curieux.

Après quelques détours, ils remontent le boulevard, tournent à droite et débouchent sur un croissant appelé Dali.

Mark ralentit et la découverte de ce coin de quartier le séduit.

–          Comme c’est étrange ! On est à quelques pas d’une artère commerçante et ici, on a l’impression que c’est la campagne. Quel endroit apaisant !

–          Arrête-toi au 2200. Tu peux te garer dans l’allée.

–          Petite cachottière. Tu as un amoureux et soit, il t’attend soit, il t’a donné les clés de sa belle maison. J’aurais dû m’en douter !

Ann-Sophie éclate de rire, mais n’en rajoute pas.

Ils sortent de l’auto. Mark se dégourdit et récupère l’œuvre à l’arrière. Ann-Sophie s’empare de son minuscule bagage et ouvre la porte.

–          Wow ! Que fait-il ton mec ?

Ann-Sophie ne répond pas et se contente de sourire.

–          Très heureux pour toi, chère artiste.

Il dépose le tableau, jette un regard rapide sur l’ensemble de la maison.

–          Bon, moi je me sauve. Je ne veux pas être en retard à mon rendez-vous.

–          Mark… Merci, merci pour tout !

–          Pas de quoi Darling !

Elle écrit un texto à Max. T’attends. Au 2200 Croissant Dali. Ton super GPS me trouvera. À +. Dans la minute, la réponse arrive. Mystère ? Tu m’intrigues. Pourrai être là vers 16 h. xx

 

*****

 

La baffe verbale qu’Ann-Sophie lui avait administrée à la Place Deschamps avait eu comme effet de le fouetter littéralement dans son comportement. En ce dimanche, à la croisée des routes le ramenant vers Montréal, il s’était mis au banc des accusés et avait subi son propre interrogatoire, sans mièvrerie.

–          Vous entreteniez un doute sur l’identité du modèle du Nu, qui, selon vous, pourrait être monsieur Carl Howard et cette perspective vous cause un problème. Toutefois, vous n’en avez pas la certitude absolue. À vos yeux, l’élégance et la pureté émanant de cet homme s’en trouveraient entachées. Si c’était le cas.

–          Oui, monsieur le juge.

–          Vous poussiez plus loin votre réflexion en soupçonnant une relation intime entre les deux parties, l’artiste Ann-Sophie Amiens et le supposé modèle, Carl Howard. Ce qui vous amenait à la conclusion qu’en raison de cette supposée relation, Carl Howard aurait légué un héritage important à cette artiste.

–          Oui, monsieur le juge.

–          Accusé, que cela vous plaise ou non, il est question ici de deux personnes majeures et vous n’aviez aucun droit de porter un jugement sur leur vie privée et les décisions attenantes.

–          Oui, monsieur le juge. Et je plaide coupable. J’ai fait un fou de moi, à cause de cette jalousie, de ce besoin d’exclusivité et de… ce que je n’ai pas encore assumé. J’en ai voulu à un homme mort et ma vengeance s’est dirigée vers une femme vivante.

–          En raison de vos écarts de conduite, je vous somme de faire amende honorable envers dame Ann-Sophie Amiens et ce, dans les heures qui suivent. Sinon, pas de pardon.

–          Oui, monsieur le juge. Je ne tarderai pas, soyez-en assuré. Cette histoire lamentable a assez duré.

 

*****

 

Cette maison, elle la respire avec agrément; elle s’y sent bien. Avec une frénésie qui ne se décrit pas, elle débarrasse le tableau de son emballage comme si elle allait dévoiler une richesse inattendue aux yeux du monde. Devant le foyer, c’est là qu’elle décide de l’exposer. En toute humilité, elle ne peut s’empêcher d’avouer que ce tableau transpire la beauté. Monsieur Howard, vous m’avez porté chance et moi… en retour, je vous ai amené la malchance ! Quel malheur !

Elle va à la cuisine et trouve le nécessaire pour s’y préparer un thé. L’eau bout et pendant ce temps, elle fait un pas vers son futur atelier où se dissipent les derniers rayons de soleil. Sa tasse de thé en main, avec joie, elle se déplace vers le salon pour y admirer ce Nu lui ayant octroyé le 3e prix de la galerie Down. Elle avale quelques gorgées, le trouve délicieux et soudain, le choc ! Ce Nu n’est plus celui qu’elle a peint. Elle en distingue trop clairement les traits, au point d’y inscrire un nom sur le modèle. Comme si l’anonymat s’était envolé dans un quelconque recoin de la planète, comme si son identité se dévoilait sans scrupule et devenait d’une évidence criante. Même le thé s’en mêle. Plus rien ne passe. Sa tête va éclater.

Ding dong ! Ding dong !

Elle se rend à la porte comme une automate.

–          … Max ?

–          Mais oui, c’est moi ! Je suis juste un peu en avance.

La froideur de son frère l’amène à reprendre ses esprits.

–          Oui, oui, excuse-moi. J’étais absorbée par… je ne sais plus trop quoi finalement.

–          Ah c’est bien toi, petite sœur avec ton âme d’artiste ! Alors, que fais-tu dans cette maison ? En quatre mois, je pense qu’il s’en est passé des choses dans ta vie.

Ann-Sophie sent déjà une certaine agressivité de la part de son demi. Max vit probablement une peine d’amour et dans ces moments-là, il en devient désagréable.

–          Entre, entre et viens que je te fasse visiter.

–          Visiter quoi ? C’est ta maison maintenant ?

–          … Presque !

–          Comment ça presque ?

Il avance et à droite, dans le salon, il aperçoit la toile du Nu bien exhibée devant le foyer. Il en reste bouche bée.

–          Tu n’as pas suivi mon dernier concours, celui de Boston ?

–          … Franchement non. Excuse-moi.

Les yeux de Max demeurent rivés sur le tableau. Ann-Sophie en est déstabilisée. Pour quelqu’un qui ne s’intéresse pas à l’art, il y a quelque chose qui cloche. Là. À l’instant.

–          C’est toi qui as peint ce tableau ?

–          Mais oui. Qui veux-tu que ce soit ? C’est mon gagne-pain, la peinture.

Un lourd silence se fait entendre. Les respirations de l’un et de l’autre s’accélèrent.

–          Max, on dirait que…

–          Qui est le modèle de ce Nu ?

–          … Pourquoi cette question ?

–          Un corps de métissé, cela revêt une importance.

–          Je ne te comprends pas.

–          Si je te disais que je reconnais l’homme qui t’a servi de modèle ?

–          Max, arrête tes farces. Ce n’est même pas drôle.

Déjà, le moment semble grave.

–          Et si je te donnais l’identité de ce beau mâle ?

–          Impossible !…

Et si c’était possible, justement ? Elle devient nerveuse.

–          Il y a des signes qui ne trompent pas ; même si le visage est flou.

–          Si tu es si fin, dis-moi le nom, toi le grand doué de la famille ?

–          Tu veux vraiment savoir. Eh bien, ce métissé se nomme Carl Howard.

Ann-Sophie retient son faciès et reste de glace. De but en blanc, elle lui répond.

–          Eh bien, figure-toi que dans mon travail, le nom du modèle m’importe peu. Quand j’ai peint ce tableau, j’ignorais tout de cet homme.

–          Voyons donc !

–          Il n’a jamais accepté de divulguer son identité. D’ailleurs, je n’en avais rien à foutre. Mon art est au-delà de ces considérations ! Mais toi, tu le connais d’où ?

–          Ça ne te regarde pas. Secret professionnel.

–          Réponse facile !

Max la fixe intensément.

–          Et cette résidence ? C’est un cadeau du ciel ? Comme ça, par hasard ?

Elle reste figée et pas un son ne sort de sa bouche.

–          Parce que, vois-tu, Carl Howard est mort accidentellement le 7 octobre dernier. Et bizarrement, sur la route de Boston. Où ton concours a eu lieu, comme tu viens de me le préciser. Est-ce que je serais présentement dans... SA maison ?

–          ...

–          Tu ne parles plus ?... Non. Je ne peux pas croire que toi, la parfaite de la famille, tu serais allée jusqu’à la séduction avec lui !... Sous le prétexte de ton art, je suppose ? Mais pourquoi lui, pourquoi ?

Ann-Sophie ne répond toujours pas. Elle est déjà sur pilote automatique. Alors, il hurle.

–          Il avait l’âge d’être ton père, réalises-tu ce que tu as fait ? Le peindre dans sa nudité, tu n’as reculé devant rien. Quelle horreur ! En plus, tu as manigancé pour devenir son héritière. Il reprend son souffle. Tu me déçois. Tellement ! Comment as-tu pu faire une chose pareille ? Comment ? Comment ? Le visage rougi par la colère, il crie de plus belle.

Calmement, Ann-Sophie s’approche de Max, glisse son bras sous le sien, lui offre son plus beau sourire, l’amène doucement dans le vestibule et ouvre la porte.

–          Sors d’ici. SORS !

Effaré, il obtempère et aussitôt le clic de la serrure se fait entendre, sèchement.

 

Le cœur en charpie, la tête en fouillis, les mains tremblantes, elle ravale ses larmes et s’assoit au pied du tableau. C’est l’heure de l’agonie.

Qui êtes-vous Carl Howard ? Que leur avez-vous fait pour qu’on me traite comme une criminelle ? Antoine Amyot et maintenant Max ? C’était quoi votre vie ? Inventer des histoires ? Des filles qui n’étaient pas de votre sang, mais dont vous vous targuiez d’être le père ? Des amitiés qui couvaient peut-être un abîme insensé ? Une perversité déguisée ? D’abord, d’où venez-vous ? Personne n’en parle. La fureur des assauts que j’ai subis, vous le saviez vous que ça se passerait comme ça ? Elle se radoucit. Non. Impossible. Depuis la première rencontre, j’ai toujours senti que vous étiez un homme bon, hors du commun. Alors, expliquez-moi ! J’ai besoin de comprendre.

Le tableau la dévisage. Elle attend et espère. Carl, retournez-vous et montrez-moi enfin la face cachée de votre vie. Elle se lève avec une détermination inflexible. C’est maintenant le temps des règlements de comptes.

 

La colère en latence, la nervosité camouflée, le ressentiment étouffé, il lui reste à retrouver un peu de paix après ce saccage libérateur. Un à un, dans le grand sac noir à résistance maximale, elle avait déposé sans délicatesse les débris lacérés qui recouvraient le carrelage de la cuisine. C’est dans cette pièce qu’elle s’était installée pour parfaire son œuvre. Le couteau de boucherie, enveloppé précautionneusement, avait lui aussi été jeté aux ordures. Tout était effacé. Plus aucune trace originale de ce corps ne subsisterait dans son univers et au petit matin, les hommes au dossard orange se précipiteraient pour culbuter les résidus dans un camion qui se gavera de couleurs coagulées.

Carl Howard est mort avec ses secrets. Le tableau est mort avec son modèle. Et MAnâ, elle, restera vivante envers et contre tous !

 

*****

 

Il le tourne et le retourne. Comme pour un examen de fin d’année où il se doit de réussir avec une note d’excellence, il a préparé son exposé oral. Enfin, il le prend dans ses mains, ce téléphone qui lui donnera la juste mesure de son absolution. Nerveusement, il compose, se trompe et recommence. Courage, avocat, tu y parviendras. Vendredi, tu as remporté une victoire et subi un affront ; aujourd’hui, tu obtiendras un verdict d’acquittement, sois-en assuré. La messagerie vocale se déclenche et il se prépare à la plaidoirie la plus importante de sa carrière personnelle.

 

Laisse sonner. Laisse sonner. Le service est interrompu temporairement à ce numéro. L’artiste s’est inscrite aux abonnés absents. On l’a beaucoup trop bousculée ces derniers jours. Foutez-lui la paix. Étendue sur le grand sofa, elle laisse Morphée la dorloter silencieusement.

 

–          Bonjour Ann-Sophie... Antoine Amyot. Cette fois, j’ai la délicatesse… de me nommer. Je me permettrai de te tutoyer, car j’ai besoin d’éloigner cette distance qui s’est créée entre nous, par ma seule et unique faute. Je tiens à m’excuser sincèrement pour mon attitude extrêmement désobligeante à ton égard. Toi, tu ne méritais pas d’être traitée ainsi et moi, je méritais amplement l’esclandre de vendredi. Ma colère envers toi était injustifiée et totalement inacceptable. Je t’en demande profondément pardon. Hier, je suis retourné à la galerie Down, c’était un impératif pour moi de revoir toute la beauté de ce magnifique tableau que tu as peint et de réaliser ton grand talent, une fois de plus. Bref, j’admire l’artiste que tu es, mais également la personne qui n’a pas eu peur de me remettre à ma place. Je... souhaite que l’on se rencontre bientôt afin de poursuivre notre conversation du 7 octobre. J’attends impatiemment ton appel.

Mais non, il ne fallait pas terminer ainsi. Il a même bafouillé. Trop tard. Il fait les cent pas. Si d’ici demain, Ann-Sophie n’a pas donné signe de vie, il se présentera à sa porte et la seule porte qu’il lui connaisse est le 2200.  Alors, si elle ne vient pas à lui, il ira à elle. Promis monsieur le juge.

 

*****

 

Quelle heure est-il ? Presque 18 h. Encore un peu perturbée, Ann-Sophie fait un tour d’horizon de la résidence de Carl et s’apprête à retrouver son minuscule logis. Elle ouvre son portable. Un message est en attente. Hésite. Non, pas question. Si Max veut s’excuser, elle l’écoutera une autre fois et peut-être jamais ! Poussée par une impulsion inexplicable, elle laisse jaillir une idée folle. Et pourquoi pas ?

Elle active quelques recherches sur Internet et comme un coup de dés, réserve un vol en soirée avec Air Canada, départ à 21 h 05. Elle a déjà tout en main : passeport, cartes de crédit et son fourre-tout qu’elle pourra garnir à l’aéroport pour les essentiels. Envoie un courriel à l’étude Bujold & Garnier les avisant de son absence et appelle une voiture. Il n’y a pas de temps à perdre. Lorsqu’elle monte dans le taxi et mentionne la destination, son cœur bat à la vitesse de l’aventure qui l’attend.

 

 

Nous allons procéder à l’embarquement pour le vol d’Istanbul. Les passagers sont priés de se présenter au quai d’embarquement d’Air Canada, porte...

 

–          Bonsoir madame, deuxième rangée à votre gauche, le siège hublot.

–          Merci.

 
Bien assise à sa place, elle se pince, n’y croyant presque pas.
Istanbul qu’elle a toujours rêvé de voir, de sentir, de humer, de respirer. 
Istanbul, attends-moi, j’arrive !
Merci monsieur Carl Howard.
Vous aurez été un ange à mon égard.
Excusez-moi d’avoir détruit votre nudité, mais il le fallait.
Je suis certaine que vous comprenez mon geste.

 

Un passager manque à l’appel et le départ est retardé. Mais quelques minutes plus tard, le souffle haletant, un jeune homme apparaît dans l’avion à la recherche de son numéro de siège. Un agent lui indique cyniquement que c’est justement celui à sa gauche. Des yeux remplis de reproches se braquent sur le voyageur. Mal à l’aise, il dépose son bagage de cabine dans le casier du haut, s’installe maladroitement et n’ose même pas un seul regard vers sa voisine. Aussitôt, on annonce le décollage et le cliquetis des ceintures de sécurité résonne agréablement à l’oreille d’Ann-Sophie. Cette fois, c’est vrai !

L’envolée bien amorcée, elle se tourne vers le hublot et ses pensées se perdent dans l’excitation la plus totale. Enfin la paix ! Plus personne ne pourra la bousculer.

–          Pardonnez-moi d’interrompre votre rêverie. Je… je voudrais m’excuser de ce retard. Je n’ai pas vu l’heure passer et j’ai dû courir pour attraper le vol. J’en suis désolé.

Était-ce si nécessaire de venir briser son silence ?

–          De rien, monsieur. Ce sont des choses qui arrivent.

–          Je me présente, Antoine Howard.

–          Pardon ?

–          Antoine Howard.

 

Destin quand tu nous tiens. Hasard quand tu nous poursuis.

                Colère quand tu nous provoques.  Mystère quand tu nous enveloppes ! 

   

                                                                                        

 

 

 

 

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                            CARAMEL   FONCÉ

Jocelyne Lépine

Avril  2019

jocvivi@hotmail.com

 

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