Chapitre 3
Je me suis réveillé le lendemain la tête remplie d’histoires de statues qui bougent et le désir de demeurer couché toute la journée. Un bref regard par la fenêtre m’a laissé entrevoir un ciel bleu, éclatant, sans nuages, présage de froid intense à l’extérieur. Comme il survient souvent en hiver, la neige a tiré sa révérence pour faire place à la froidure. Mais c’est bon de sentir la chaleur dans la maison quand il fait froid dehors. Et de humer l’odeur du café qui s’extirpe de la cuisine. Le temps de m’habiller rapidement, je rejoins mon père qui est assis à la table, un journal étalé devant lui. La radio diffuse des airs de Noël. Il faut dire que nous sommes à la veille de cette fête de la Nativité. Il lève la tête à mon arrivée.
- « As-tu bien dormi ? Tu n’as pas eu trop froid ? »
- « Oui, j’ai bien dormi. J’étais épuisé. Ça sent bon le café. Je peux en prendre. Qu’est-ce que tu lis ? »
- « Ah, c’est l’Écho Abitibien. Je lis aussi le Citoyen et La Frontière. Pour voir s’il est mention de Macamic dans les nouvelles. Tu peux deviner que c’est grâce aux médias s’il y a tant de monde ici. Et puis, la télévision a fait un reportage. Sans compter le bouche à oreilles... »
- « Est-ce qu’on pourrait en parler un peu plus tard? J’ai faim… »
- « Bien sûr! J’ai des œufs. En veux-tu ? »
- « Avec plaisir ! »
Le petit déjeuner s’est déroulé tranquillement et mon père s’est bien gardé de mentionner le nom de Macamic. J’en aurais presque fait une indigestion… Encore qu’il se soit établi ici, ça passe, mais en entendre parler sans arrêt!!! La conversation a roulé sur des sujets divers, ponctué par les éternels « Ce qui fait que » dont mon père habille le début de ses phrases. J’ai tellement l’habitude d’entendre cette expression que je ne la remarque plus. Je l’aime bien le paternel. Il a toujours été assez solitaire, ne vivant que pour son travail et sa famille, sans grandes ambitions. Je trouve donc assez étonnant cette éclosion d’activités et de projets, surtout que cela implique d’œuvrer avec plusieurs autres personnes. Contrairement à moi qui ai toujours la ferveur pour entreprendre une activité nouvelle. Possiblement qu’il s’agit de la face cachée de sa lune. Finissant ma deuxième tasse de café, j’aborde le sujet de la température.
- « On dirait qu’il fait froid dehors ! »
- « Oui, moins vingt-cinq au thermomètre en avant, sur la galerie. Il ne semble pas y avoir de vent par contre. Nous allons être bien dehors. »
- « Oui, c’est vrai, tu dois avoir hâte de me montrer tes réalisations. »
- « Cela me ferait plaisir. Et puis cela nous ferait prendre l’air. »
Le temps de ramasser les assiettes et nous habiller pour notre périple et nous voilà dehors. Ma première respiration me pince l’intérieur des narines mais je ne ressens pas la même humidité glaciale et inconfortable qui nous afflige pendant la période hivernale à Montréal. C’est un fond d’air sec et calme à la fois qui transforme les sons et leur donne cette profondeur qui se répercute comme un écho. Comme celui de la neige qui crise sous mes pas, laissant s’échapper une plainte qui vibre à chacune de mes enjambées. Les paroles de mon père me semblent parvenir d’un autre univers, leur inculquant une sonorité plus cristalline qu’à l’habitude. Et il y a cette buée qui jaillit de nos bouches à chaque expiration. Et chacune de mes inspirations engouffre une fraîcheur qui tonifie mes poumons jusqu’au plus profond de leurs cavités.
- « C’est différent de Montréal, tu ne trouves pas ! » me dit mon père.
- « Oui, pas mal. Il fait froid mais on ne sent pas la même chose qu’en ville. »
- « On va aller faire un tour sur la rue Principale. »
Sur l’artère, des espèces de mannequins fait de broche et de bois occupent la devanture de plusieurs maisons et commerces. Il est difficile de savoir ce que cela représente vraiment. Il faut sans doute les apercevoir avec leurs lumières qui brillent pour en apprécier vraiment la signification. Mon père m’explique que le thème de cette rue est consacré à l’histoire du bois et des scieries avec quelques exceptions pour certains commerces qui ont voulu représenter une partie de leur histoire. Mon père me souligne particulièrement celle de l’hôtel qui a brûlé plusieurs années auparavant. Mais le véritable objet de notre déplacement n’est pas vraiment d’observer les structures qui s’offrent à nos yeux. Je m’en rends compte quand nous traversons la voie ferrée et qu’il me dit :
- « J’aimerais aller souhaiter mes vœux à Roger. Viens avec moi. »
Je ne m’obstine pas avec lui car il fait froid et que je me sentirai bien mieux au chaud. Nous nous dirigeons alors vers la grande maison blanche sise à notre gauche et nous entrons dans la résidence. C’est manifestement un centre pour les personnes âgées avec une grande pièce qui pourrait loger facilement une centaine de personnes en tenant compte de l’espace réservé pour le salon bordé de chaises berçantes de couleurs et de formes diverses. Des dames s’affairent autour du comptoir de cuisine. Mon père les salue et se dirige dans le couloir en face, le franchit complètement et cogne à la dernière porte sur sa gauche. Une invitation à entrer se fait entendre de l’autre côté et, une fois la porte ouverte, nous nous retrouvons devant un homme à l’aspect guilleret et au sourire un peu énigmatique assis dans son fauteuil berçant. À notre arrivée, il se lève précipitamment, si vite qu’on dirait qu’il va perdre l’équilibre. Mais non! Il nous regarde et hésite un peu. Il n’a pas le temps de proférer un mot que mon père lui tend la main vers lui en disant :
- « Bonjour Roger. Comment vas-tu? Je voulais te présenter mon fils Yvan qui est venu me rendre visite pour les Fêtes. Il est arrivé de Montréal hier. »
- « Ah bien! C’est Bernard! Je suis content de vous voir. Moi aussi, j’attends mes enfants. Ils doivent arriver ce soir et je suis pas mal inquiet. Je trouve le temps pas mal long à les attendre. Eux aussi ils viennent de Montréal. Je ne sais pas trop comment est le chemin pour venir jusqu’ici. »
- « Mon fils m’a dit qu’il neigeait jusqu’à Val d’Or mais je pense qu’aujourd’hui la route doit être dégagée. Reste assis. Je faisais juste passer te souhaiter de Joyeuses Fêtes. Et puis tu dois être près de ton heure de dîner.»
- « Quelle heure est-il? Onze heures. On ne mange pas avant trente minutes. Assoyez-vous sur le divan. »
- « Comme ça tes enfants viennent te rendre visite aussi. Tu dois être content. Oui, tu dois avoir hâte qu’ils arrivent. Est-ce qu’ils viennent tous les trois ? »
- « Oui, oui. Puis je suis toujours énervé quand ils viennent me voir. Surtout pendant l’hiver. Puis, il n’y a que la plus vieille qui conduit. J’ai toujours peur qu’ils aient un accident en cours de route. Ils sont partis ce matin mais je ne les attends pas avant quatre ou cinq heures cet après-midi. Je trouve le temps long. Je vais être content quand ils seront arrivés. Et puis lui, c’est ton garçon! Un beau grand jeune homme. »
- « Oui, c’est vrai! Merci du compliment. J’ai commencé à lui faire faire le tour des installations. Je lui ai raconté hier comment tout cela est arrivé. »
Et les deux comparses continuent leur entretien. Je les laisse poursuivre leur conversation ponctuée de faits divers se rapportant aux événements qui se déroulent en ce moment dans la petite ville. Il est surtout question du nombre important de visiteurs qui redonnent vie à ce milieu et des retombées potentielles pour l’avenir. C’est surtout mon père qui parle. Son interlocuteur dodeline plus souvent la tête qu’il n’intervient. Cela me permet de l’examiner un peu. Il est assis au fond de son fauteuil, penché un peu vers l’avant, me laissant constamment l’impression qu’il va se lever. La lueur intense qui brille dans ses yeux lui donne un air de jeunesse. De fait, je peux à peine distinguer des rides sur son visage. Le crâne parsemé d’un duvet clair, il a une main qui s’agite de tremblements. Il semble toujours esquisser un rictus un peu coquin et je peux deviner qu’il est aussi pince-sans-rire que mon père. Quand il parle, on dirait que les phrases ne vont pas assez vite pour sa pensée. Il hésite un peu, semblant un peu surpris, débutant ses dires par un « Ah oui, c’est ça ! », puis ses paroles se bousculent, un peu hachées, les unes par-dessus les autres. Des fois le ton traîne un peu, à d’autres moments il semble avaler ses mots. Ses gestes et son attitude générale dégagent la douceur et la sensibilité d’un homme généreux qui se préoccupe de son entourage. Il m’apparaît évident qu’une grande complicité s’est établie entre ces deux compères. Ils doivent faire une belle paire de fripons ensemble ces deux là. Aussi taquins l’un que l’autre. Au bout d’une vingtaine de minutes de dialogue, mon père se lève et lui dit :
- « C’est bien, Roger, mais nous devons partir. Il va bientôt être l’heure de ton dîner. Je ne voudrais pas que tu sois en retard. Je sais bien que le personnel a un horaire à respecter. »
- « Bon, je ne vous retiens pas. Je vais y aller avec vous autres. »