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Dans un peu moins d’une heure, le congé des Fêtes deviendra réalité. Marie rejoindra alors son grand ami Robert à leur restaurant préféré, car cette année, ils avaient décidé de partager cette veille de Noël hors de la famille. D’ici là, elle reste aux aguets, la détresse montant de plusieurs degrés en cette période de l’année.

Elle en profite pour terminer le tri des quelques informations éparses et classer ses dossiers en attente. Concentrée dans ses rêveries, le téléphone la fait sursauter. Elle anticipe déjà la gravité du cas qui s’annonce et se prépare au pire. Après tout, porter secours relève de sa fonction. Au deuxième coup, elle réalise que c’est un appel interne. Soulagée, elle décroche.

—    Excuse-moi, Marie, de te déranger. J’avais complètement oublié de te remettre un courrier personnel, livré en début d’après-midi. Je ne sais pas où j’avais la tête. J’accours à ton bureau pour te l’apporter.

Dans le couloir, Marie distingue nettement le son des talons de la jeune réceptionniste. Mélanie s’introduit par la porte entrouverte et tend l’enveloppe à Marie sans toutefois insister sur sa distraction.

—    Merci, Mélanie.

Avant de repartir, elle lui pique un clin d’œil.

—    Ça achève. Yes !

Marie tâtonne le paquet coussiné et en conclut qu’un de ses confrères a dû lui faire une blague, car aucun indice d’expéditeur n’y apparaît et la mention Personnel et confidentiel est écrite à la main. Peut-être même que Mélanie a contribué à ce gag ! À l’aide du coupe-papier, elle cisèle selon le pointillé, en retire une enveloppe et se hâte de la décacheter pour dégoter l’espiègle qui a osé lui jouer un tour ! Elle s’attend à une carte de souhaits... au sens comique.

À sa grande surprise, la carte représente tout le contraire de la saison hivernale. Une abondance de couleurs flamboyantes se fond dans un paysage estival. Parsemés ici et là, une coquette maison, des enfants qui courent, un chien qui gambade et au bout du chemin, un homme et une femme. Ils se tiennent par la main et leurs regards embrassent cet univers aux coloris pastel. Cette scène la saisit au point qu’elle s’en détache difficilement. L’intrigue se corse et sa curiosité l’emporte.

Lentement, elle déplie le papier cartonné et à la puissance d’un coup de théâtre, les premiers caractères qu’elle entrevoit endossent l’habit d’une signature, SA signature ! Spontanément, elle referme et se lève brusquement de son fauteuil. Ses joues s’empourprent et elle tremble de tout son corps. Pendant quelques secondes, l’existence dure le temps d’un siècle.

Enfin, elle réussit à se contrôler et se rassoit. Elle s’empare de la carte et, la gorge nouée, s’apprête à en lire le contenu.

Marie, ma douce Marie, ma merveilleuse Marie,

Huit années ont passé depuis ce jour où tu ne pouvais plus continuer avec moi ;

Huit années se sont écoulées depuis la minute où j’ai dû continuer sans toi ;

Huit années où ce temps m’a paru une éternité.

Maintenant que mon devoir de père est accompli ;

Maintenant que j’ai repris ma liberté d’homme ;

Maintenant... tout est possible.

Ensemble, nous avons plein de rêves à réaliser ;

Ensemble, nous nous offrirons « notre » famille ;

Ensemble... nous vieillirons.

Au moment où tu me liras, je serai à l’aéroport avec mes fils ou... dans l’avion.

Je prie de toutes mes forces afin qu’il ne soit pas trop tard pour nous deux... et j’ose croire encore au Père Noël. Mon fol espoir me dicte de nous donner rendez-vous à l’Hôtel des Quatre Saisons, tu te souviens, n’est-ce pas ? Le 3 janvier, je t’attendrai dans le hall principal à 18 h 30.

Tu m’as tellement manqué, Marie ! Si tu savais à quel point j’ai besoin de te serrer dans mes bras, d’entendre ta voix, de te parler.

Je t’aime et je t’aimerai toujours !

Julien

Un silence inaccoutumé se brise au son du tic tac de l’horloge. Les murs s’embrouillent et les tableaux s’effacent. Doucement, les personnages semblent se projeter hors de la carte pour laisser flotter des effluves aux couleurs de l’arc-en-ciel. Non, elle ne rêve pas. Tout cela est bien réel. Ses yeux s’accrochent fermement à cette scène d’un bonheur paisible, dont elle en décode profondément tout le sens. Son oreille se cramponne à cette musique calligraphiée, précurseur d’un bouleversement fabuleusement heureux. Son cœur s’affole et bat au rythme effréné de l’amour. Elle ravale ses pleurs, retient son rire, étouffe ses cris de joie.

À l’improviste, Mélanie se montre le bout du nez pour la saluer et ne peut s’empêcher de remarquer l’état de Marie.

—    Pas une mauvaise nouvelle toujours ?

Marie reprend contenance et répond rapidement de façon appropriée.

—    Non, non... Interprète cela comme une surcharge d’émotions.

—    Ah ! » Elle soupire. « J’aime mieux ça. Alors, je te souhaite un super de bon congé. »

—    Même chose pour toi, Mélanie.

Cet entracte inopportun lui a permis de se ressaisir. Alors, à son habitude, elle s’avance vers la fenêtre, lentement, comme si la cadence de ses pas la guidait vers un constat favorable. Non, elle n’a plus le goût de pleurer ; elle veut être heureuse, tout simplement heureuse. Timidement, quelques flocons de neige saupoudrent l’atmosphère et la lueur des lampadaires ajoute à leur rythme dansant. Elle presse sur son cœur la carte du bonheur. Quelques semaines auparavant, n’avait-elle pas utilisé la formule du Nous comme si, implicitement, son avenir se vivrait à deux.

Elle s’explique pourquoi, ces derniers temps, elle semblait être aussi affligée par l’abandon d’Hélène. La souffrance reliée à sa décision brutale d’avoir mis fin à sa relation avec Julien s’était transposée sur Hélène. Hélène, dont le souvenir avait été ravivé par la venue d’Isabelle dans sa vie professionnelle.

Tout s’éclaire. Elle avait bien tenté quelques histoires amoureuses, mais à chaque fois, cela s’était avéré un échec. Maintenant, elle en comprenait la cause. N’était-ce pas que, dans un coin de son jardin secret, son amour pour Julien était resté intact et que son cœur lui assurait qu’un jour, il y aurait retour de Julien On peut quitter la personne, mais les sentiments, eux, ne nous quittent pas.

Une douce euphorie l’enveloppe et simultanément, une étrange sensation de calme l’envahit. De nouveau, elle contemple la scène de la carte et en ressent des bouffées de tendresse et d’affection. Pas d’excitation démesurée ni de fébrilité extrême. Comme si, tout à coup, après autant d’années, il était dans l’ordre des choses que Julien et elle se retrouvent enfin !

Elle se rassoit et pendant quelques minutes, se plonge dans cette inoubliable journée de ses 34 ans où elle a expédié à Julien le courrier de leur rupture. Un frisson glacial la secoue. Elle ferme les yeux et se retrempe dans ce passé si proche et si lointain. Huit ans se sont écoulés depuis ce douloureux moment où Robert l’avait accueillie chaleureusement dans son écoute salvatrice.

Voilà, c’est terminé ! Elle se couche la tête sur sa table de travail, les bras repliés comme une condamnée à qui l’on vient d’assener le verdict. Sentence à vie. Fini le bonheur. Décision arrêtée par les juges.

Ce matin, Marie s’est réveillée avec une étrange sensation au cœur et au corps. Rien dans ses gestes ne lui semble familier, sa chair est habitée par une inconnue. Le café a le goût amer de la désillusion et le croissant lui semble insipide. Ses vêtements sont choisis comme si elle se préparait à assister à une réception lugubre. C’est dans cet état d’esprit qu’elle se rend au travail, plus tôt qu’à son habitude. Au sortir de sa voiture, elle prend à peine conscience de l’humidité qui augure déjà un orage à venir.

Les lieux sont paisibles. Seul le gardien de sécurité est à son poste. Le silence frise l’intolérable. Ce début de journée l’emprisonne comme un piège à retardement. Puis, elle s’introduit dans son local et referme à clé. Elle a maintenant la certitude qu’elle agira.

Après avoir déposé son sac à main et accroché son parapluie, elle se prépare à rejoindre son Victor. Mais au détour, juste sous le dossier des horaires, elle aperçoit le bout de papier tricolore. Bleu, blanc, rouge. Les détails, elle les connaît par cœur : la date de départ, le numéro du vol, le nom de l’hôtel, l’heure d’arrivée. Tout. La prochaine semaine de vacances en compagnie de son amoureux clandestin se déroulera deux mois plus tard sous le ciel des Bahamas. Elle fixe ce minuscule document qui, auparavant, aurait suscité en elle un élan aussi fort qu’un tsunami. Mais à ce moment précis, il n’y a que le ressac d’une vague inexistante.

Le couple conventionnel, elle n’en avait jamais rêvé. L’époux, la maison, les enfants : elle ne ressentait aucune attirance pour ce canevas. Alors, du haut de ses 28 ans, elle avait été totalement conquise par l’homme et par le modèle amoureux conséquent à sa condition maritale.

Julien lui avait avoué très honnêtement le bouleversement que sa rencontre suscitait dans sa vie. Profondément épris, il ne pouvait toutefois envisager de reprendre sa liberté. En père responsable, avec deux fils âgés de six et huit ans, il se devait de les mener au terme de leur période adulte. Lorsqu’il s’était engagé dans la paternité, il s’était promis de ne jamais faire vivre à ses enfants le spectre d’une séparation. Est-ce que Marie l’attendrait ? Accepterait-elle cet énorme compromis ?

De cet homme, elle était totalement amoureuse. Il était le sien, son âme sœur, sa fusion, son tout. Pas une ombre, pas un doute. Cette relation n’avait rien d’éphémère ou de passager. La discrétion obligée de leurs sentiments les renforçait dans leur vision du futur. Marie serait prête à une vie à deux sur un modèle plus conforme lorsque Julien aurait atteint son objectif de père, même si le facteur temps semblait une éternité. De son avenir avec lui, elle n’en retenait que la perspective des couleurs de l’arc-en-ciel.

Depuis bientôt six ans qu’elle flotte sur cette eau calme : dans l’attente agréable, dans la surprise du prochain rendez-vous, dans l’effervescence des retrouvailles savoureuses. Elle l’aime profondément cet homme et l’aimera toujours. Que s’est-il passé dans les dernières heures pour être aimantée par un tel revirement ? Comment expliquer ? Elle se sent happée par ce désir puissant de rupture, comme s’il n’y avait plus de porte de sortie. Mais quelle issue espère-t-elle ? Elle ne le sait pas, elle ne sait plus. L’urgence de la décision se confirme.

Finalement, elle se laisse choir dans son Victor et sa main agrippe le billet d’avion. Elle le fixe d’un œil destructeur et en moins de deux, le déchiquète brutalement, presque rageusement. La corbeille devient le cimetière des derniers vestiges de son roman personnel.

Elle sort du tiroir son papier à lettres et entame le début de la fin. Sans hésitation, les quelques phrases se défilent à une vitesse qui n’a d’égale que la lenteur des années. D’un doigté inflexible, elle appose sa griffe, insère la missive dans l’enveloppe et prépare le tout en courrier spécial. Dans quelques heures, cette correspondance sera livrée en mains propres à son destinataire. Après, ce sera une autre histoire.

Toute la journée, elle demeure stoïque et accomplit son travail de psychologue de façon admirable. Ses patients auront été son garde-fou. Dans son for intérieur, elle les remercie de s’être tous présentés comme prévu à son agenda.

L’horloge indique 16 h 30. Elle se lève, fait les cent pas dans son bureau et se prend le visage à deux mains. Elle n’en peut plus. Puis elle se laisse tomber dans son fauteuil. Que faire ? Où se réfugier ? Dans un sursaut, elle réalise que l’on frappe à sa porte. Robert entre en trombe, sans la regarder vraiment, et lui demande si elle accepterait de s’occuper du cas du jeune Amiens. Il est débordé et avait compris que Marie se rendrait disponible pour de nouveaux dossiers. En relevant la tête, il s’aperçoit de l’état lamentable de sa collègue.

—    Oh toi, ça ne va pas, mais alors pas du tout.

Marie éclate en sanglots, un flot ininterrompu se verse sur ses joues. Robert s’assied dans le fauteuil du patient et lui tend la boîte de papiers-mouchoirs. Pendant quelques secondes, il garde le silence.

—    Marie, on ferme ton bureau. Je t’emmène. Il n’y a plus de menace d’orage à l’horizon ; alors, tu me suis et on va se balader. Tu me racontes tout, tout et tout. Je te donne quinze minutes pour me rejoindre à l’entrée.

Il tourne les talons, la porte claque et Marie se retape. Elle n’avait prononcé aucune parole. Robert avait tout dit. Le classeur refermé, elle se refait un peu dans le miroir et se prépare à quitter son aire de travail. Dans les circonstances, une oreille masculine la soutiendrait pertinemment.

Robert l’attend avec un sourire compatissant et lui ouvre la portière de sa voiture.

—    Viens, ma belle Marie. Je te cède la place d’honneur ! Ne t’inquiète pas, je saurai me reprendre, j’ai ma part d’égoïsme !

Un soleil timide tente de se faufiler à travers les quelques nuages persistants. L’auto démarre et il lui annonce qu’il l’emmène dans un endroit romantique !

Cher Robert, il a le don de mettre de l’humour dans la situation la plus sérieuse. Elle l’a toujours apprécié comme collègue de travail et ce soir, ils franchiront une étape qui frôlera plus que la profession : la vie personnelle de l’un et de l’autre. Dans un élan de nervosité, Marie éclate de rire. Elle respire, aspire, expire. Voilà son secouriste, sa bouée.

Le Parc du Mont-Royal, voilà la destination des amoureux en devenir, des familles récemment immigrées dans la grande ville ou des ornithologues amateurs ! Tous deux se toisent d’un regard inquisiteur et Robert adopte un air espiègle, histoire d’alléger le chagrin de Marie.

En cette fin d’après-midi, il n’y a pas foule et ils empruntent le circuit piétonnier, déjà asséché de la dernière pluie. Pendant que leurs pas s’accordent en direction du Lac des Castors, Robert commente l’actualité. De fil en aiguille, il entraîne délicatement Marie sur le sujet de sa peine, lui faisant savoir qu’il ne lui est pas vraiment difficile d’en deviner la cause.

—    Tu as mis fin à la relation, c’est bien ça ?

—    Oui... C’est moi qui ai rompu. » Le silence lui permet de refouler ses larmes. « Je ne me comprends plus. Pourquoi ce dont je me contentais hier est-il devenu horreur ce matin ? Pourquoi soudainement, je n’accepte plus mon mode de vie des six dernières années ? »

Elle lui raconte comment elle a mis en application sa décision du matin. Robert écoute, n’intervient pas. Au rythme des confidences, ils croisent quelques couples bras dessus, bras dessous. Des enfants courent ici et là tandis que quelques bambins, groupés autour d’une surveillante, se gonflent de plaisir devant leurs nouveaux jeux.

Un banc se libère et Robert propose d’y prendre place. Le vent est tombé, le soleil a réussi sa percée et le lac se repaît dans une quiétude miroitante. Marie scrute le plan d’eau comme si elle espérait l’émergence d’une fée lui soufflant la réponse à son comportement.

—    Serait-ce inconvenant de te demander comment Julien et toi vous vous êtes rencontrés ?

Malgré ses yeux brouillés, un éclair traverse le visage de Marie.

—    Au contraire Robert ! Je crois que cela me délivrera de pouvoir enfin en parler sans retenue. Il n’y a que mon frère aîné qui connaît l’existence de cette relation. Mais j’ai toujours eu une certaine pudeur à me confier pleinement à lui.

Un jeune homme, glacière en bandoulière, déambule et offre des bouteilles d’eau aux visiteurs du parc.

—    J’en prendrai deux, s’il te plaît... Merci. Tu peux garder la monnaie.

Il ouvre la première bouteille et la tend à Marie.

—    Tiens. Je crois que cela t’aidera à ne pas perdre la voix ! » Il affiche cet air taquin qui le caractérise et cette fois, Marie émet un rire amusé. « Alors ? »

—    J’ai 28 ans. Septembre est une belle période pour accepter l’invitation d’une copine, d’origine espagnole, à la rejoindre à Barcelone chez ses parents. Je m’organise en conséquence et je m’envole pour mon baptême de l’Europe.

—    Donc, la rencontre amoureuse s’est produite en Espagne, quel romantisme !

—    Pas tout à fait... » Elle prend une gorgée d’eau. « Disons que l’avion fut le berceau de notre liaison. »

Robert hausse les sourcils et se permet une fantaisie, sachant que cela atténuera un peu la lourdeur de l’atmosphère.

—    Ça y est. Vous faites connaissance dans l’avion et hop ! Le coup de foudre.

—    Pas tout à fait comme ça ! » Curieusement, elle embarque dans le jeu de Robert. « Tu brûles à moitié... car mon voisin d’avion n’est nul autre que Julien. »

—    J’ai hâte d’en connaître la suite.

—    Alors, nous nous présentons, échangeons quelques propos sans particularité et le vol se déroule dans la discrétion la plus totale. Lui, dans ses documents et moi, dans un demi-sommeil. À notre arrivée, nous nous souhaitons simplement un bon séjour, sans plus. Jusque là, situation banale, n’est-ce pas ?

—    En effet.

—    Carmela me promène d’un site à l’autre et me fait visiter les incontournables, dont la cathédrale Sagrada Familia et Montserrat. Tu comprendras pourquoi je te nomme ces deux endroits. À la cathédrale, il y a foule, au point que Carmela et moi devons nous frayer un chemin afin d’en explorer les coins et recoins. Tout à coup, j’entends une voix masculine me dire « Bonjour, madame Lompré ». Étonnée, je reconnais mon compagnon d’avion. Il s’empresse de me demander si je me plais dans cette belle ville de Barcelone. Moi, frappée par un mutisme hébété, je finis par bafouiller n’importe quoi. Lui, gentleman, me souhaite une bonne fin de vacances et poursuit sa visite en sens opposé. Jusque là, c’est déjà moins banal, mais encore ordinaire, qu’en penses-tu ?

—    Oh ! Je sens que ça s’en vient !

—    Le lendemain, je pars avec Carmela, direction Montserrat. C’est là que, par leurs prières ou je ne sais trop, les Bénédictins ont décidé d’intervenir dans cette histoire, car dans le train de retour, j’aperçois Julien, assis à quelques places de nous. Au même moment, il lève les yeux sur moi et nous affichons tous deux un air de réelle surprise. Galant, il vient nous saluer et s’enquérir du plaisir de notre visite à l’abbaye et aussitôt, il regagne son siège. Là, le banal cède le pas à une étrange sensation. Carmela s’enhardit à quelques commentaires croustillants, ce qui n’est pourtant pas son genre habituellement. Je me sens plutôt embarrassée par ce deuxième hasard fortuit. Le danger n’est pas imminent, mais il se rapproche sérieusement. Mes six jours étant écoulés, je reprends l’avion et... je me retrouve assise à côté de cet homme. À croire que c’était arrangé avec le gars des vues !

—    Tout un aléa : une date de retour identique sur le même vol. Assez cocasse !

—    Je suis parfaitement d’accord avec toi ! » Son visage se détend de plus en plus. Elle avale une gorgée d’eau et poursuit. « Lui, n’affiche aucune stupéfaction mais plutôt un air de contentement. Moi, je reste abasourdie au point qu’il me faut quelques secondes avant de lui adresser une salutation. J’apprendrai plus tard qu’il n’avait eu aucune difficulté à obtenir sa place près de moi ! »

—    Et vous ne vous êtes nullement croisés dans la zone d’attente ?

—    J’avoue que je ne portais aucune attention aux voyageurs. J’étais dans ma bulle. Donc... le danger s’est concrétisé dans l’avion de retour. Un sentiment inexplicable et complètement irrationnel s’est déclenché en moi. Tous ces hasards... s’apprêtaient à façonner mon futur ; cela devenait une certitude.

Nous décollons. Sans attendre, il engage la conversation sur Barcelone et nous causons avec une volubilité fiévreuse. Nos yeux s’évitent, nos regards se fuient, mais dans notre espace aérien, le charme poursuit la traversée de la séduction.

J’apprends qu’il avait effectué ce voyage en raison d’un congrès dédié aux actuaires et que, à l’avenir, il se déplacerait souvent. Il élabore sur sa profession et je fais de même de mon côté.

Finalement, la brillance de nos yeux se rencontre. Nos regards se soutiennent dans un silence troublant. À partir de ce moment, je m’entendis appeler Marie et non plus madame Lompré. Je suis envoûtée et les heures s’écoulent à la vitesse grand V. Par je ne sais plus quelle délicate astuce il s’y est pris, nous échangeons nos cartes professionnelles.

Puis, le temps se fige et mon cœur aussi. J’encaisse. La mine hésitante, il m’avoue qu’il outrepasse à ses rôles d’époux et de père et il se hâte de me préciser qu’il n’est pas un homme volage, au contraire. Mais ce qu’il éprouve pour moi relève de l’indescriptible et qu’il ne peut plus échapper à cette emprise.

Mon cœur bat comme un tambour et je suis totalement subjuguée. Alors, ses yeux transpercent les miens et il pose sa main sur mon bras, insistant pour me revoir. La chaleur de sa peau sur la mienne a l’effet d’une bombe. J’étais totalement éprise et conquise. Je venais de prendre un billet sans retour. » Elle éclate, ses pleurs ne se tarissent pas.

Robert se rapproche et lui entoure l’épaule. Après s’être apaisée, elle poursuit.

—    Notre légère différence d’âge, un peu plus de huit ans, et sa condition matrimoniale ne m’effrayaient pas. Une force à toute épreuve me poussait vers ce chemin irrégulier. J’allais m’élancer dans cette aventure, sans scrupule et sans appréhension. Je me sentais en confiance parce que j’avais détecté en lui un homme mature et loin d’être frivole. Plutôt paradoxal !

Une semaine plus tard, à la même heure, nous nous laissions un message sur nos boîtes vocales. Cette autre coïncidence n’a fait que renforcer ma conviction. Les dés étaient jetés ! Après... après, tout s’est bousculé. D’avion en hôtel, de pays en restaurant, de voyage en instants volés, de coups de téléphone en rencontres, nos amours clandestins se vivaient au rythme de ses engagements. Les quelques moments que nous pouvions dérober à sa vie rangée, nous les prenions avec un bonheur inassouvi.

Toutes ces confidences lui redonnent une allure de soulagement. L’écoute attentionnée de Robert lui fait chaud au cœur et elle se permet de lui demander pourquoi il fait preuve d’autant de générosité à son égard.

—    Marie, si tu savais ! Tu vis une relation impossible. Et j’ai emprunté un trajet similaire. Ce que tu me racontes ressemble à mon histoire. Sauf que de mon côté, c’est un chassé-croisé un peu plus tortueux, tu le devines.

Robert lui prend les mains, la fixe profondément.

—    Marie, j’ai toujours su que ce moment de rapprochement devait arriver entre nous. Tôt ou tard, il le fallait. C’était écrit dans le ciel !

Marie persiste dans ce regard masculin si bienveillant et elle sent qu’un lien indéfectible se développera entre eux.

Les bouteilles d’eau sont à sec et Robert consulte sa montre. Il est 19 h 00.

—    Que dirais-tu d’aller casser la croûte au grand chalet du parc ? Je n’ai pas un appétit d’ogre et toi non plus, je suppose. Alors, je t’offre mon bras ; ainsi, nous aurons l’air de... nouveaux amoureux. Et ce sera à mon tour de te raconter mes péripéties... sentimentales.

—    Ton sens de l’humour me fait du bien, Robert. Quant à l’amour, je vais m’en distancier pour longtemps.

—    Ne dis pas ça, Marie. Tu ne sais pas.

Assis dans le coin d’une marche, ils entament leur sandwich un peu comme des automates, ne se souciant guère de leur satisfaction gustative. Puis Robert partage avec Marie sa dernière grande peine. Son amoureux avait femme et enfants et personne ne soupçonnait son orientation. Il n’a pu trouver le courage de traverser jusqu’à l’autre rive. Benoît a mis fin à la relation parce qu’il ne voyait pas de solution honnête pour Robert et il ne voulait pas perdurer un amour impossible.

Marie sait, depuis le premier instant de leur présentation à la clinique, que Robert n’est pas un hétéro et son histoire lui confirme son intuition. Robert continue de lui raconter son parcours. Alors, pouvait-il comprendre Marie ? Assurément. Marie, tout comme Benoît, quitte parce qu’elle n’entrevoit plus aucune issue acceptable et Robert, le délaissé, revêt le même statut que Julien.

—    Robert, il faut que tu me fasses confiance pour t’ouvrir à moi avec autant de transparence.

—    Marie, j’assume totalement ce que je suis. Je ne m’en cache pas ; je ne l’étale pas non plus. Mais à toi, j’ai le goût de te dire mes choses, de te dire ma vie. Je te sens comme la petite sœur que je n’ai pas. J’ai tellement d’affection pour toi depuis que je te connais. Ça fait deux ans que l’on travaille sous le même toit. Et je te répète que j’ai toujours pensé ou espéré qu’une connexion inestimable s’implanterait entre nous.

—    Et... comment as-tu survécu à cette séparation ?

—    Mais je suis encore dans ma peine ! Au début, je la vivais une minute à la fois, puis une heure à la fois. J’en suis maintenant à l’étape de la journée. Il y a exactement trois mois et vingt jours que je suis passé dans ce tordeur. Je garde confiance qu’un matin, je me lèverai et que le soleil brillera de nouveau. Tranquillement, la vie se remettra en selle.

—    Robert, je me serais tellement vue vieillir avec Julien, prendre soin de nous à deux, partager nos souvenirs. Robert, pourquoi ? Pourquoi l’ai-je rencontré ? Était-ce un piège de la vie ? À 28 ans, comment peut-on savoir ce qui nous attend ? D’ailleurs, sait-on jamais ?

—    Tu viens de te donner ta propre réponse. On ne sait jamais. Je ne veux pas te décourager, mais si c’est le tien, la peine te poursuivra toute ta vie, tapie au plus profond de toi. Alors, raccroche-toi énergiquement à ton tempérament jovial et à ton absence d’apitoiement. Ils deviendront tes gages de survie.

Marie acquiesce.

—    Tu t’en doutais que je n’étais pas hétéro ?

—    Oui, dès la première rencontre, mon sixième sens peut-être.

—    Je te redis encore que je n’ai jamais eu honte de mon orientation et que je l’endosse totalement. » Il prend la main de Marie. « Je t’aime Marie. N’importe quand, je serai toujours là pour toi. Nous deux, c’est pour la vie. Qu’en penses-tu ? »

—    Oui, je le veux ! » s’exclame-t-elle en riant. « Robert, tu auras été mon ange ce soir, mon protecteur. Je n’ai pas encore fait la traversée de la rupture, mais je sais maintenant qu’il y a quelqu’un proche de moi qui pourra me comprendre. »

—    Marie, as-tu pensé à lui ?

—    Je ne cesse de le faire. C’est terrible, je le sais. Surtout que je n’ai aucun doute sur nos sentiments d’amour. Mais je crois que maintenant, il ne peut plus en être autrement. Est-ce qu’il s’en remettra ? Je souhaite qu’il n’ait pas trop mal. Est-ce que je m’en remettrai ? J’ai peur, je te l’avoue. Mais à 34 ans, tout est encore possible et la vie n’est pas terminée. Je dois m’y cramponner. » La voix tremblotante, elle n’étouffe plus ses sanglots.

Sur un ton de tristesse, Robert conclut :

—    Laissons le temps au temps. Même si cela peut parfois demander toute une vie !

Puis, ils dévient leurs propos sur leur enfance respective envers laquelle chacun pique la curiosité de l’autre. Replonger dans les méandres de leurs jeunes années ramène inévitablement Marie sur un terrain miné.

—    Robert, puis-je te parler de ma première grande blessure ? Elle s’appelait Hélène.

Il esquisse un air d’étonnement, en raison du prénom féminin, mais s’aperçoit vite qu’il fait fausse route. Marie raconte ce passé qui l’a si abondamment marquée et dont elle en a tiré une conclusion navrante.

—    Lorsque tu imagines que ce qui existe devrait durer pour l’éternité et que la coupure arrive de façon brutale, sans que tu t’y attendes ou que tu y sois préparée, c’est le choc !

Robert hausse les sourcils.

—    Réalises-tu, Marie, que Julien vit exactement la même secousse ? Sans avertissement, sans qu’il s’en doute, tu l’as mis au rancart. Malgré cet amour indéniable entre vous deux.

Marie garde le silence. Réfléchit. Les larmes lui montent aux yeux.

—    Tu as raison. La vie est cruelle et moi aussi. Quel fardeau ! Il faut bien être psychologue pour en arriver là.

—    Ça n’a rien à voir Marie. L’humain est humain. L’histoire de l’un n’est pas celle de l’autre même si elles se ressemblent toutes. Comme les flocons de neige, ils sont semblables, mais aucun n’est identique.

—    Viens, on va au moins se payer la traite et profiter du belvédère.

De la balustrade, ils projettent leur regard au loin, englobant Montréal et son fleuve.

—    Tu vois, Marie, l’immensité de la ville, sa beauté dans son ensemble. Eh bien, je crois que l’on peut établir un parallèle avec la vie. Si tu t’y attardes, tu peux apercevoir de gauche à droite, du nord au sud, des points de vue moins jolis, plus grisâtres, moins lumineux. Puis si tu diriges ton regard sous un autre angle, tu découvres des édifices majestueux, des monuments grandioses, des immeubles à l’architecture remarquable. Cela peut s’apparenter à notre propre vie. Nous traversons tous des moments sombres, mais également des périodes de bonheur.

—    Robert, mais quelle comparaison astucieuse ! Oui, on pourrait dire que la vie ressemble à une ville : de la beauté et de la détresse.

—    D’ailleurs, je me pose à l’instant la question de l’origine du mot ville. Ne viendrait-il pas du mot vie, puisque la première syllabe a la même sonorité ? La ville n’est-elle pas la cohabitation d’une multitude de vies ? Je crois que je vais assouvir ma curiosité et consulter le dictionnaire aussitôt rendu chez moi. Mais probablement que la racine latine ne me donnera pas raison !

—    Comme tu me fais du bien, Robert.

Le regard amusé de son collègue plaît à Marie et dans une complicité scellée, ils se mettent tous deux à rire. Le temps s’arrête et ils restent dans leur bulle à observer l’éclat de la ville afin de prolonger cette atmosphère d’intimité amicale.

Le pas précipité des gens les tire de leurs rêveries. Des nuages menaçants se profilent à l’horizon et, à leur tour, ils s’empressent vers le stationnement. Ils ont tout juste le temps de s’engouffrer dans la voiture avant qu’une pluie battante ne déferle dans toute son arrogance.

Marie avait renoncé à l’amour de sa vie, mais elle venait de gagner un allié sincère.

Un bruit tintant la sort promptement de sa sphère de souvenirs. Roméo, agitant son trousseau de clés, se montre dans l’embrasure de la porte.

—    Tout va bien, madame Lompré ? Je terminerai ma ronde de sécurité dans une trentaine de minutes.

—    Oui, oui. Je pars sous peu. J’en profite pour vous souhaiter de Joyeuses Fêtes.

—    Merci. Vous de même.

Elle s’empresse de ranger la carte de Julien dans son sac à main, remet en place quelques traîneries sur son bureau et effectue une dernière vérification de son lieu de travail. Elle lève les yeux vers l’horloge et suppose qu’en ce moment, François doit déjà être en route vers la maison familiale.

Et la voilà sur son départ en vue d’une soirée fabuleuse en compagnie de son ami Robert à qui elle annoncera la grande nouvelle. Leur restaurant préféré deviendra le théâtre de son bonheur. Comme la vie est bonne... quand on sait attendre.

 

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