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Aussitôt dépassé le périmètre de l’aérogare, le conducteur du taxi s’enquiert de la destination d’arrivée de son client. Lorsque François lui répond Algérie, il pousse un grand cri de joie. Il veut l’entendre parler de son pays. L’interrogatoire se poursuit et au son de Tizi Ouzou, le chauffeur laisse échapper un hurlement.

—    Mais, monsieur, c’est ma ville. C’est ma place. Ma famille est là-bas.

Il tape sur le volant, rit comme un bouffon. De toute évidence, ses origines lui confèrent une fierté sans équivoque. Il n’en fallait pas plus pour que ce soit lui qui raconte : les siens, le manque de son univers, la chaleur, la mer.

—    J’habite au Québec depuis cinq ans, je ne m’habitue pas, monsieur. Je retournerai rejoindre les miens au printemps. Ici, c’est trop difficile. Vous voyez, être chauffeur de taxi est devenu invivable pour moi. Je m’éteins, monsieur... Croyez-vous en Dieu, monsieur ?

Sans attendre la réponse, il poursuit.

—    Moi, j’ai la foi. Dieu veut que je retourne à Tizi Ouzou retrouver les miens. C’est un signe ce taxi qui n’en finit pas... et ces hivers longs, longs comme la fin du monde.

François acquiesce sans désir d’échanger. Tizi Ouzou, ce chemin de fer qui n’en finit pas... avec son paysage aux chiens errants et aux déchets sans fin.

—    Nous avons la mer tout près de ma ville. Ah cette odeur de paradis ! Ça, c’est la beauté de Dieu, monsieur. Il faut l’en remercier.

François constate que les propos de cet Algérien le plongent dans un spleen. L’un avait souhaité un projet en Afrique et l’autre avait aspiré au rêve américain. Ce soir, l’un et l’autre en avaient marre du pays qui n’était pas le leur.

—    Voyez, monsieur, les dérangements politiques que nous avons vécus se sont atténués et nous, nous savons que nous réussirons à contrer nos problèmes. Il faut avoir la foi, monsieur.

L’Algérien ne lâche pas. Il se rend dans la cuisine de sa maman et vante son couscous unique, son poulet aux saveurs inégalables, ses fritures extraordinaires. Les dattiers, les figuiers, les orangers, les néfliers, quelle nostalgie !

François hoche la tête en murmurant un « Hum... oui ». Sa mère aussi est sensationnelle dans sa cuisine. Son canard à l’orange, son gâteau aux dattes, ses biscuits aux figues. Sans parler de son pâté chinois et de sa dinde rôtie. Et notre sirop d’érable, tant qu’à y être ! La mauvaise humeur le gagne. Que sa rentrée se fasse sous la coupole d’un Algérien... c’est de trop. Il a beau être très gentil, mais ce monologue à saveur patriotique lui fout la grogne. Serait-ce un péché véniel, selon Dieu ?

Hé, François Lompré. Aurais-tu oublié dans tes bagages les valeurs de charité et de compassion ? Mets-y donc un peu d’humour et ça ira mieux.

François décide de prendre les guides de la conversation.

—    Je vois qu’il y a eu beaucoup d’accumulations de neige dernièrement.

—    Oui, monsieur.

Bizarrement, il ne rallonge pas. Le sujet ne l’interpelle pas. Les essuie-glaces se promènent et effacent les quelques grains de neige qui s’installent dans le pare-brise.

—    L’hiver, c’est parfois lourd. Mais la splendeur d’un paysage blanc, ça n’a pas de prix. Pour cela, il faut remercier Dieu, n’est-ce pas ?

—    Oui, bien sûr, monsieur.

—    Un Noël tout blanc, c’est magique pour nous. Ça nous fait oublier les duretés de cette saison. » Il tousselégèrement. « Le hockey, notre sport national, êtes-vous devenu un adepte depuis votre arrivée chez nous ? »

—    Par respect pour les Québécois, je m’y intéresse un peu, mais à vrai dire, monsieur, je n’en suis pas un vrai fan. Je suis triste, car dans ma tête, je vis encore en Algérie.

—    Pas facile de s’acclimater dans un nouveau pays.

Silence. C’est ainsi que le trajet se poursuit.

La route s’enflamme de toutes ces lumières décoratives et des immenses sapins aux bougies électriques. François est en admiration devant tout ce qui scintille, comme l’or par exemple ? Il repousse sa folie du bijou et se concentre sur ses vacances en compagnie des siens.

Les dernières nouvelles captivent l’attention de Michelle et Florent, jusqu’au moment où retentit la sonnette d’entrée. Ils ne font ni une ni deux et se précipitent dans le vestibule pour, enfin, voir apparaître leur cher expatrié.

—    Voilà votre exilé ! » de s’exclamer un François tout joyeux.

Il dépose son bagage et donne une grosse accolade à ses parents. Michelle a la larme à l’œil, Florent prend une grande respiration et le fiston se racle la gorge. Que d’émotions !

Le feu de foyer crépite, les arbres de Noël illuminent la maison, la cuisine dégage une odeur de canneberges. Il ne lui en faut pas plus pour retrouver le vertige de son enfance.

—    Je vois que cette année, vous y avez mis le paquet ! Les deux sapins qui trônent de nouveau chacun dans leur coin, c’est génial.

—    Ça nous donne un petit coup de jeunesse ! » renchérit Florent.

Après avoir bavardé quelques minutes, Michelle intervient.

—    J’ai préparé un goûter que l’on pourrait partager aux alentours de 23 h 00. Qu’en dis-tu ?

François n’a pas le temps de répondre à sa mère que déjà Florent enchaîne.

—    Que nous accompagnerons d’un mousseux italien qui ne devrait pas te déplaire !

—    Super. Mais avant tout, je ferai un saut dans mes appartements pour me rafraîchir et passer quelques coups de fil. Mais... après, je vous reviendrai tout entier et là, on pourra piquer toute une jasette ! » François est de bonne humeur et cela paraît.

Au sous-sol, il remarque toutes les petites attentions de sa mère. Le mini-frigo bien rempli, le chauffage au bon degré, les lumières tamisées, sa garde-robe aux vêtements frais lavés : tout est impeccable.

Il retire les nombreux effets de son sac de voyage et répertorie les cadeaux, reléguant en arrière-plan l’achat du bracelet. Puis, il téléphone chez Alexandre et doit se contenter du répondeur. Ensuite, il compose le numéro de Marie ; pas de chance, elle est également absente. Alors, il se précipite dans la douche et se met à chantonner avec vigueur.

S’étant vêtu confortablement, il se jette nonchalamment sur son lit et respire les parfums de son adolescence. Ce soir, l’exclusivité de ses parents lui procure une sensation de petit garçon choyé. Vive ce 24 décembre !

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