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IL  FAIT  NOVEMBRE
                    
            
     Bien accoudée sur les larges bras de sa berceuse, elle attendait. Elle l’attendait. Un livre sur ses genoux. Le regard rêveur pointé vers son majestueux saule, face à la grande baie vitrée. Son Grand, c’est ainsi qu’elle l’avait surnommé. Il avait le frémissement nerveux. Ses branches se baladaient légèrement d’est en ouest, à la recherche d’une orientation précise. Il la saluait et l’accompagnait dans le va-et-vient du balancement de son fauteuil.     
     
    Aujourd’hui était un grand jour.
    Le premier jour du commencement.
    Et ce ne serait qu’un début !
 
                                                                                   ~
          

            Son village, à la population vieillissante, vivait au rythme de funérailles touchantes et de retrouvailles émouvantes. Parfois, l’atmosphère funèbre réservait des battements de cœur lunaires.

               À vingt ans, Cendrillon avait laissé échapper sa pantoufle de vair. Et voilà qu'avec ses soixante-douze printemps et ses cheveux de neige, son prince charmant lui réapparaissait, comme dans le conte de fées. Un seul regard avait suffi à raviver la passion. Un seul toucher sur sa peau avait suffi à la réchauffer. Une seule rencontre avait suffi à rallumer la flamme.               

            Et depuis, l'espoir de se concocter une vie d'amour l'avait tenue en haleine. À coup de textos, de photos, de vidéos, de petits mots, de bientôt, maille après maille, elle s'était tricoté la plus grande histoire d'amour au monde. Amour-douceur, amour-ardeur, amour-fébrile, amour-vanille. Parsemé de caresses et de tendresse, il l'avait emmitouflée dans le plus soyeux des tissus, la promesse d'une vie à deux.

             Il s’échapperait de sa vie urbaine, s’évaderait de son nœud conjugal, se soustrairait à sa conscience familiale, et pourrait, enfin, s’engager dans leur nid d’amour. Mais il lui faudra du temps pour déconstruire sa vie actuelle et mettre de l’ordre dans son remue-ménage, sans trop de ravages. Bien sûr, elle le comprenait. Elle reconnaissait en lui toute sa délicatesse. Un vrai prince ! Et puis, cet amour, ce serait leur secret à eux, un secret bien gardé, un secret bien scellé dans leur coffre-fort. Était-elle d’accord ? Comment lui refuser ?

 
~
           

             La sonnerie du téléphone avait retenti, l’extirpant brutalement de sa rêverie amoureuse. Rien ne devrait venir perturber l’état de grâce de son présent, pas même ce son inopportun ! Mais cette fâcheuse sonnerie insistait lourdement. Présage menaçant, elle le sent. Son Grand lui faisait des signes ; ses feuilles se tournaient et se détournaient, comme une danse atypique. Contre son gré, elle délaisse son fauteuil. Quelques pas et ses yeux n’y voient que le feu, le feu alimenté de dix chiffres, les dix chiffres de son prince charmant !

             Tremblante, elle braque les yeux sur son arbre, et se fige comme une statue encombrante. Non. Elle ne veut pas, une fois de plus, entendre le malheur se faufiler directement à son oreille. S’il veut lui faire du mal, le malheur, il laissera un message.

             Son grand châle de laine vole à son secours et enveloppe chaudement ses frêles épaules, qui se sont voûtées sous le poids obscur d’une fatalité redoutée. Quelques secondes, quelques minutes, quelques heures. Combien de temps lui a-t-il fallu pour composer le code de la déception, de celle qui fait du moindre souffle une douleur déchirante ?

                     
    

     Ses yeux se sont posés sur son saule, l’implorant de toutes ses forces de lui donner la force de braver sa peur de l’abandonElle a écouté, elle a entendu, elle a fermé. Et elle s’est refermée. Sa vie, son corps, sa tête et son cœur ont basculé.

     Ce matin, l’amoureux n’avait jamais pris la route. Cet après-midi, ses yeux charmeurs ne se fondraient pas dans les siens. Ce soir, il ne lui offrirait pas l’intensité de ses bras ni la chaleur de son corps. Le reste de sa vie, elle la survivrait sans lui. Et jamais, il ne saurait … Ce dimanche de septembre avait perdu toutes ses couleurs. Son cœur aussi.

 
 
Il fait maintenant novembre. Novembre foncé.
 
            Elle s’est réfugiée dans sa berceuse, son châle caressant sa peau désertée. Elle avait regardé son arbre, s’était emparée de son livre et l’avait ouvert à la page n’importe quoi. Sa pantoufle de vair n’avait été qu’illusion, et le prince, un mirage. Le roman avait fait une chute et la princesse aux cheveux blancs s’était enfoncée dans l’abîme ténébreux de la désolation.
 
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        Quelle douceur ! Elle avait ressenti le plus délicieux des baisers sur son front. Avant même d’ouvrir les yeux, elle savait que c’était Lui. Lui, son prince charmant qu’elle n’avait cessé d’espérer depuis tant d’années. Pour l’attendre, elle s’était abritée dans son monde de fées et avait plongé dans un profond sommeil. La Belle au bois dormant, c’était elle et, un jour, son prince la réveillerait et la ramènerait à la vie. Enfin ! Il avait tenu sa promesse.
 
            Ce qu’il était beau ! Il lui souriait tendrement. D’un geste délicat, il l’aida à se relever. Il était 14 h et un soleil rayonnant se faufilait dans la grande fenêtre. Il lui proposa une promenade à deux. Oui, et je te prendrai par le bras, comme deux amoureux que nous sommes. Était-elle assez bien mise pour lui faire honneur ? Ah, je ne me souviens pas avoir acheté ces vêtements, mais ils me vont bien, tu ne trouves pas ? D’un regard étonné, elle fit le tour de sa chambre. Ah, je ne me souviens pas avoir redécoré ma chambre, mais c’est joli ces couleurs, tu ne trouves pas ? À la sortie de la pièce, elle a souri. Ah, je ne me souvenais pas que j’hébergeais autant de pensionnaires, mais j’ai toujours été une personne accueillante, tu ne trouves pas ? Après toutes ces années où je t’attendais, j’ai oublié le décompte de mon âge. Toi, tu t’en souviens de mon âge ? Soixante-seize ans ? Dieu merci, je suis encore jeune… nous avons toute la vie devant nous pour être heureux, tu ne trouves pas ? Le prince charmant mit sa main sur la sienne et la réchauffa.
 
        
  Je veux te présenter à toute ma famille. Ils seront heureux de te connaître.
  C’est loin mon cimetière ? Non ? Je m’en doutais que l’on était tout près. 
       
           
     
            Toujours appuyée sur le bras de son prince charmant, elle marchait dans les allées où quelques bouquets fleuris se démarquaient des monuments abandonnés. Tiens, tu vois, ils sont tous là. Papa, maman, mes frérots, mes sœurettes. Enfin, je pense que c’est leurs noms qui sont gravés. Je crois que ça fait très longtemps que je suis venue les visiter. Ah, le mois dernier ? Je ne me souviens pas. Mais non, c’est impossible. Je dormais, je t’attendais. On marche encore un peu ? Ça me fait tant de bien d’être à ton bras. S’il y en a qui me voyait, les femmes je veux dire, elles seraient jalouses, tu ne trouves pas ? Maintenant que tu connais toute ma famille, je leur fais un dernier salut et on retourne à la maison ? Tu sais, toi, pourquoi eux, ils sont tous morts, et pas moi ? Moi, je le sais. Parce que je n’aurais jamais pu partir sans que tu sois venu me retrouver, et donner le baiser à ta Belle au bois dormant.
           
            Tu es beau avec tes cheveux grisonnants. Tu as l’air d’un chevalier servant. On se ressemble, tu ne trouves pas ? C’est l’amour qui fait ça. Je le sais.
 
            Oui, je me sens un peu fatiguée pour préparer le souper des pensionnaires. Ah, je n’ai pas à m’en occuper, parce que c’est dimanche. Je suis chanceuse, tu ne trouves pas ? Viens, maintenant que tu es là, je ne te laisserai plus jamais partir. On va se reposer. Vois, j’installe les oreillers confortablement et on va s’asseoir tous les deux dans mon lit. C’est une bonne idée, tu ne trouves pas ? Là, comme ça. Ah, comme c’est chaud ton bras qui entoure mon épaule, ça me fait grand bien. Tu veux qu’on se prenne aussi la main ? Tu veux me dire quelque chose ? Moi, je te raconterai ma vie, toute ma vie, mais pas aujourd’hui, une autre fois. Ah, mon prince charmant, comme je l’ai espéré, ce moment d’amour. Je peux appuyer ma tête sur ton épaule ? Oui, ce sera encore mieux comme ça. Tu es si doux avec moi. Tu le sais que je t’aime, que tu es l’amour de toute ma vie. Ça te fait plaisir que je te le dise ? Moi aussi. Si tu savais comme je suis bien, pressée tout contre toi. Ah, mon prince, mon prince charmant, ta Belle au bois dormant s’est réveillée pour ne plus jamais se rendormir.
           
            Qu’est-ce que tu murmures à mon oreille ? Dis-le un peu plus fort. Tu m’aimes et tu m’aimeras toujours ? … Redis-le encore une fois. Non, non, ne pleure pas. C’est un moment heureux, tu ne trouves pas ? … Aujourd’hui, sache que c’est le plus beau jour de ma vie. Le plus beau !          
 
            La tête abandonnée nonchalamment sur l’épaule de son prince, elle poussa un long soupir de bonheur. Un deuxième soupir accompagna son état de béatitude. Et au troisième soupir, elle emportait avec elle son conte de fées pour l’éternité.    
 
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L’infirmière avait poussé tranquillement la porte. Aussitôt, elle avait compris que la mort venait de déployer son grand manteau.  Vous permettez ?
D’un pas silencieux, elle s’était empressée d’ouvrir la fenêtre. Pour aider son âme à s’envoler vers le ciel… Voyez son sourire.
Elle a le sourire d’une femme qui est morte heureuse.
                     
  
           

            Excusez-moi. Je ne peux m’empêcher d’avoir les larmes aux yeux. J’ai toujours éprouvé beaucoup d’affection pour votre mère. Elle était différente, unique. Une belle dame ! Elle dégageait une beauté profonde. La beauté du cœur. 

            Vous connaissez son histoire avec cet homme qu’elle a attendu pendant des années ? Non ? Alors, elle sera partie avec son secret, son secret d’amour. Parfois, elle disait : J’aimerais tout vous raconter sur mon amoureux. Mais pas aujourd’hui. Parfois aussi, elle ajoutait : J’ai déjà été sa Cendrillon, vous savez. Maintenant, je suis sa Belle au bois dormant. Un jour, il viendra me retrouver. Et ce sera un dimanche, un dimanche de septembre. Et il m’embrassera tendrement sur le front. C’est notre code. Ah ? L’embrasser sur le front ? Un dimanche ? Septembre ? Oui, c’est bien ce qu’elle répétait. Prenez le temps de vous asseoir, vous êtes blême. Ce sont beaucoup d’émotions, le départ d’une mère.

            Vous désirez rester encore un moment, seul avec elle ? Vous préférez que je sois à vos côtés encore quelques minutes ? Elle était toujours très émue lorsqu’on lui faisait jouer sa chanson. Ah, laquelle ? Nana Mouskouri, Au cœur de septembre. Peut-être était-ce un lien avec son prince charmant ? ... Oui, je comprends. Je vous laisse maintenant lui faire vos adieux.

 
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             Une dernière caresse dans ses cheveux blancs, un dernier toucher sur sa main veinée et un ultime baiser sur son front. En ce dimanche de septembre, une porte s’est refermée sur l’amour inavoué de la Belle au bois dormant. Une autre s’est ouverte... le prince charmant, serait-il ce père qu’il n’a jamais connu ?
 

 

Soudain, dans son cœur, il fait novembre.  

 

                                                                   
 
 
 
 

Au coeur de septembre 

Interprète:  Nana Mouskouri  

 

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