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Un climat d’effervescence règne au domicile des Lompré. Les hôtes se démènent afin de mettre la touche finale aux préparatifs de cette grande soirée qui s’annonce. Cette dernière journée de l’année s’était dotée d’un froid tempéré accompagné d’un soleil éblouissant qui rejaillissait sur l’atmosphère excitée de la maison. Dans quelques heures, les invités fouleront le parquet de leur résidence et Michelle et Florent s’affairent comme de petites abeilles.

Dans la salle de séjour, Florent dispose les bûches dans l’âtre, emplit de bois le rangement contigu et replace les accessoires. Le moment venu, il ne restera qu’à allumer le feu de foyer. Le sapin, illuminé uniquement de rouge, trône dans le coin de la pièce. Les décorations, un peu farfelues, avaient été confectionnées par les quatre enfants, il y a belle lurette. On les avait dépoussiérées et remises à l’honneur. Dispersés ici et là, des Pères Noël et des bonshommes de neige ajoutent une note de Fêtes. Le comptoir-bar est garni de façon à répondre autant aux plus jeunes qu’aux adultes joyeux. Florent prend une distance, évalue l’ensemble du séjour et se frotte énergiquement les mains en signe de satisfaction.

Ils y ont mis le paquet cette année. À tel point que, dans le salon au plafond cathédrale, un beau grand sapin naturel y règne noblement. Ils ont éprouvé un plaisir fou à l’habiller de dorures : les lumières, les boules, les guirlandes, même les glaçons brillent d’or.

Il passe maintenant à la prochaine étape : l’organisation du vestiaire. Michelle avait acquiescé avec un enthousiasme immédiat à l’idée de dissimuler les manteaux des invités à l’étage. Le but était d’orchestrer une initiation originale à la nouvelle amie de Marie en lui faisant croire qu’elle serait une des premières à se présenter chez les Lompré. Lorsqu’elle franchirait la porte du vestibule, un scénario insolite, du plus grand cru de Florent, la surprendrait.

Florent monte l’escalier avec un entrain débordant. Cette jovialité frénétique qu’il éprouve depuis un certain temps, il la savoure. Est-ce possible qu’à son âge, il lui soit octroyé un énième souffle envers sa Michelle ? Il portait sur elle un regard différent ou plutôt il retrouvait celui de ses vingt ans, la maturité en plus.

Florent se sentait heureux comme jamais. Mais combien de fois n’avait-il pas utilisé ce langage ? À chaque épisode, le bonheur lui apparaissait le meilleur. Comme quoi, il ne vivait pas dans le passé. Les chagrins qu’il avait pu causer à Michelle se sont esquivés et laissent maintenant place à une complicité amoureuse sans équivoque. Florent considère que c’est probablement la récompense de la longévité. Et il entend bien conserver ce privilège jusqu’à la fin de ses jours. Ce 31 décembre, l’amoureux en lui s’est ranimé encore plus vigoureusement. Il veut bien essayer d’analyser le pourquoi du comment. Mais il se croit peu doué pour ce genre de réflexion. Quoique... il a tendance à penser que la tournure de la conversation qu’il avait eue avec Marie sur ses aveux intimes avait remis à jour la valeur inestimable de son couple et que la présence aléatoire de François avait joué un rôle substantiel dans ce renouveau.

L’opportunité d’un contrat de travail en Algérie était tombée à point pour François, le moment s’avérant idéal pour une réorganisation flottante. Lorsque Florent et Michelle confirmèrent à leur fils aîné qu’il pourrait utiliser les pièces du sous-sol comme demeure temporaire pour ses périodes de séjour au Québec, François mit son plan à exécution. Il donna l’avis de départ au propriétaire de son logement et fit table rase de tout ce qu’il possédait, ne conservant strictement que les effets auxquels il tenait profondément. Un réel délestage. Alexandre ne demandait pas mieux, lui qui avait décidé de voler de ses propres ailes et de partager un appartement avec son meilleur ami. À son retour d’Algérie, une nouvelle vie l’attendrait. Laquelle ? Mystère et boule de gomme.

Son aîné, Florent savait le jauger. À 43 ans, il en était à sa quatrième firme d’ingénierie. Jeune étudiant, il lui avait confié qu’il ne pourrait suivre la route empruntée par son père et rester au service d’une même entreprise durant toute sa carrière. Il avait trop besoin de milieux divers, de nouveaux collègues, de méthodes différentes. Sinon, il étoufferait et en serait malheureux. Florent l’avait bien compris, car lui-même aurait souhaité en faire autant. Mais avec la venue de quatre enfants, son avenir avait été décidé en fonction d’une sécurité d’emploi. François avait également mentionné qu’il ne subirait pas l’aliénation d’une propriété. Il voulait avoir toute la latitude, vivre l’aventure, changer de quartier au gré de ses envies. Tout comme il aspirait à des contrats de travail sur d’autres continents.

Mais la naissance d’Alexandre avait modifié considérablement ses plans. Il dut se sédentariser, car sa situation étudiante ne lui laissait pas grand choix. Aussi, lorsque les parents de Sylvie leur avaient offert le logement en haut de leur duplex, ils acceptèrent, prévoyant ainsi le gardiennage à venir. Et un peu plus tard, il n’était plus question de déraciner le fiston. Toutefois, vu la distance convenable, il avait pu se permettre quelques contrats extérieurs que la compagnie lui avait proposés. Cela assurait sa présence auprès d’Alexandre toutes les fins de semaine et lui procurait également les moments de solitude essentiels à son équilibre. Florent avait toujours su que l’arrivée accidentelle d’Alexandre avait confiné son fils dans une vie qu’il n’avait pas nécessairement souhaitée, mais son sens des responsabilités s’était classé en première place. À ce chapitre, Florent l’approuvait totalement.

—    Florent » crie Michelle de la cuisine. « Je ne peux pas répondre au téléphone, prendrais-tu l’appel s’il te plaît ? »

À force de se promener dans toutes ses pérégrinations, il n’entendait plus que son écho intérieur. Même la sonnerie du téléphone était restée sourde à son oreille.

—    Allo... Mais bien sûr. Oui, oui... Ce sera une immense joie. Vers quelle heure ?... Parfait... Guy et Éric ne le savent pas ? Ah ! vous réservez une surprise à vos pères... Oui, nous garderons le secret jusqu’à votre arrivée. Vous serez tous présents ?... Eh bien, Mathieu, vous nous faites là un réel plaisir. À plus tard.

Les familles de Florent et Michelle se composaient pour l’un, d’un seul frère, Guy, et pour l’autre, d’une unique sœur, Johanne. Depuis leur mariage, où une sympathie réciproque était née entre les deux clans, l’habitude avait été adoptée de s’inviter mutuellement. Au fil des ans, avec la venue des enfants, une cellule commune s’était constituée et les liens d’affection perdurent encore aujourd’hui. Sauf pour Hélène qui a pris un chemin différent. Mais ça, c’est une autre histoire.

Au tour de Florent de clamer du deuxième étage :

—    Michelle, Michelle, tu ne le croiras pas. Mathieu m’a confirmé que nos trois neveux feront acte de présence, probablement juste un peu avant minuit. Histoire de pouvoir se souhaiter la bonne année tous ensemble. Qu’est-ce qu’on peut demander de plus ?

—    Super ! Ils viennent avec les enfants ?

—    Oui, oui. Si tu sais compter, ça fera neuf personnes à prévoir ! Les trois neveux, les trois conjointes, les trois jeunes. Pas compliqué, eux c’est du par trois ! Mais, attention, il faut garder le secret, car Guy et Éric ne s’en doutent pas.

—    Je me tairai... même si je sais calculer moi aussi, Florent Lompré ! » conclut Michelle sur un ton facétieux.

En lui-même, Florent termine la validation de l’effet François sur son couple. Assurément, le constat d’une cure de rajeunissement peut être attribué à son fils. Ces retrouvailles d’une petite vie de famille auront eu pour conséquence une flamme ravivée envers sa Michelle. Il trempe jusqu’aux os dans une fontaine de Jouvence tout à fait délicieuse. À 66 ans, pouvoir affirmer que la vie est belle, relève d’une bénédiction spéciale. Il est amoureux fou de Michelle ; pour lui, l’amour c’est la vie et la vie c’est l’amour. Rien de plus, rien de moins ! Jean-Pierre Ferland n’avait-il pas raison de chanter « Quand on aime, on a toujours vingt ans... » et il turlute sur ces mots.

Il se surprend agréablement de ses déductions et se dit qu’après tout, si Marie a choisi d’embrasser la profession de psychologue, c’est peut-être qu’elle retient un petit peu de son papa ! Pourquoi pas ! Il achève de mettre le nombre de cintres nécessaires et jette un dernier coup d’œil à son aménagement. Parfait !

Michelle termine les préparatifs en vue de cette fameuse soirée et la joie l’envahit. Pas seulement parce qu’on réunit la famille pour souligner la fin de l’année et célébrer la nouvelle. Mais aussi et surtout parce que depuis un certain temps, Florent ne la voyait plus de la même manière. Il avait retrouvé ses yeux de grand amoureux, ceux qu’elle avait connus jadis. Il la redécouvrait dans son essence féminine. Son personnage de mère avait redonné ses galons à son statut de femme et voilà que de son côté, elle renaissait. Ce soir, elle ose croire que cela valait la peine de passer outre les écarts de son Florent. Car enfin, que restait-il de ces incartades ? Sinon l’accumulation des bons moments, la fierté de leurs enfants et leurs fous rires qui ne se sont jamais démentis au cours des années. Cela devait représenter un signe de durabilité !

Elle avait brièvement relaté à Florent sa rencontre surprise au Centre-ville avec Isabelle. Mais elle s’était contentée de complimenter la personne en question sans aucunement relever les gestes de tendresse que Marie accordait à Isabelle. Eh bien, si cela devait être, eh bien ce sera !

La barbiche bien taillée, la fragrance judicieusement aspergée, François travaille à perfectionner son nœud de cravate. Il a l’impression qu’il y a des lunes qu’il a pratiqué ce savoir-faire masculin.

La nervosité le gagne et il ne peut s’en expliquer la véritable raison. La cause serait-elle reliée à ce statut de beau-père ou serait-ce parce qu’il ressent une timidité à renouer avec le passé et répéter la tradition du sketch d’imitation de ses parents ? Bref, il coupe court et se convainc qu’il n’a pas négocié aussi durement son congé pour se retrouver dans des soirées sans pics. D’autant plus qu’un nouveau visage fera sa première apparition dans l’assemblée familiale : Isabelle. Cette récente connaissance dont Marie l’a entretenu semble se transformer en amitié durable. Elle mérite bien cette complicité féminine dans sa vie, sa frangine. D’ailleurs, elle rayonne comme un lever de soleil et même davantage. Elle dégage le parfum d’une femme amoureuse. Calme ton imagination, François Lompré. Si c’était le cas, elle t’en aurait sûrement parlé !

Prêt à quitter ses appartements du sous-sol, il monte à l’étage avec la souplesse de sa jeune quarantaine et court rejoindre sa mère à la cuisine.

—    Bon, ton fils pourrait-il se rendre serviable ?

—    Oh oui. Justement, m’aiderais-tu à envelopper tous ces plats pour les disposer dans le frigo ? Et puis non, je vais plutôt te donner un travail au bord de l’eau... » Elle continue avec un sourire en coin.« Toute cette vaisselle à laver, qu’en penses-tu ? »

—    Sans problème. Je me mets à l’œuvre. Je crois, maman, que ce soir, ce sera fantastique.

—    Oui, je n’ai aucun doute. » Pince-sans-rire, elle ajoute : « Non, mais que se passe-t-il dans cette maison aujourd’hui ? »

Marie enfile sa robe noire et l’agrémente de ce collier délicat qui s’alliera joliment avec l’étoffe de soie que François lui a rapportée de Paris. Lorsqu’elle avait déballé ce cadeau, elle avait été très étonnée de ce choix et en même temps, flattée que son frérot ait songé à lui offrir cette ravissante pièce de tissu au vert tendre.

Vite ! Il ne faudrait tout de même pas qu’elle manque à son devoir. Il avait été entendu qu’elle se pointerait la première, afin de recevoir son amie Isabelle pour qui une initiation mémorable avait été organisée. Elle se doit de l’introduire aux membres de sa famille et de lui garantir des moments inédits.

Une neige moelleuse caresse son visage et l’air froid la ravigote. Alors, Marie se glisse dans sa voiture avec un bonheur indéniable. Ce soir, il y aura de la magie.

Isabelle retouche la courbe de ses sourcils et remet un peu de rose sur ses lèvres. Sa récente coupe de cheveux lui confère une allure légèrement espiègle. Côté vestimentaire, elle a porté son choix sur la classique petite robe noire. L’encolure est rehaussée d’un sautoir dont les couleurs se nuancent selon l’éclairage. En fixant au cou ce bijou plutôt original, elle prend soin d’une pensée pour la perle que Philippe lui avait offerte. Une dernière fois, elle vérifie son appartement et laisse flotter quelques jets de canneberge. Ainsi, l’odeur des Fêtes et la lumière tamisée l’accueilleront à son retour.

Elle s’envole dans l’environnement de sa grande amie Marie et espère que cette famille deviendra sienne. La nervosité cohabite avec l’excitation et dans son cœur des petits papillons s’amusent dans leur va-et-vient. Cette invitation à souligner le 31 décembre et commencer la nouvelle année en bonne compagnie l’avait séduite au plus haut point.

Emmitouflée dans son chaud manteau bleu, elle enroule son foulard de laine en un mouvement artistique. Pressée de se joindre à ce milieu familial qui l’attend, elle tourne la clé dans la serrure, respire une bouffée de cet hiver apprécié, se réjouit des quelques flocons de neige et dévale les escaliers avec un entrain apparent.

En sonnant à la porte des Lompré, Isabelle est saisie d’une grande nervosité et une timidité s’empare d’elle de façon vertigineuse. Le froid se transforme en sueurs et la panique la gagne. Lorsque Marie apparaît dans l’embrasure, Isabelle pense à prendre la fuite. Puis le sourire réconfortant de son amie la dissuade de battre en retraite et finalement elle retrouve son assurance.

Lorsqu’Isabelle retire sa pelure hivernale, les deux jeunes femmes pouffent de rire en voyant la similitude de leur tenue. Toutefois, Isabelle s’étonne de la tranquillité des lieux. En sourdine, on entend une musique de fond, mais aucun bruit de conversation ne lui parvient. Elle ressent un soulagement à prendre le rang de première arrivée. Marie lui raconte quelque anecdote, histoire de la mettre à l’aise, ouvre la porte du hall d’entrée et la fait pénétrer dans le salon.

« Bienvenue dans la famille des Lompré ! » entonnent en chœur tous les gens de la maison.

Isabelle hallucine. Ou il y a foule ou il n’y a personne. Elle se retourne vers Marie et spontanément, ses yeux s’embuent. Toutes deux ne cachent plus leur émotion.

Tout se passe à la vitesse de l’éclair pendant que Florent s’avance vers Isabelle et se permet un baise-main avec l’élégance d’un prince. En tant que maître de la maison, il lui souhaite chaleureusement la bienvenue, en rajoutant que ce vœu s’adresse pour la vie entière ! Il cède sa place à François qui la gratifie d’une remarque affectueuse et lui exprime tout le bonheur que Marie ressent depuis l’arrivée d’Isabelle dans son monde. Ensuite vient le tour de Félix qui, un peu timide, lui donne une bonne poignée de main et se dit ravi d’une nouvelle connaissance pour souligner la future année qui débutera dans quelques heures. Enfin, le dernier des frères de Marie, Frédéric, à l’allure d’artiste, lui accorde un sourire tout en lui mentionnant qu’il ne peut plus rien ajouter, car tout a été formulé. Il semble que tous les hommes de cette famille Lompré soient enchantés de la rencontrer. Mais la scène n’est pas terminée. Un grand gaillard du nom d’Alexandre est le premier petit-fils à s’avancer vers Isabelle puis viennent ensuite deux gentils garçonnets, Robin et Kevin, qui se présentent respectivement comme les fils de Félix et de Frédéric. La gent masculine en ligne directe de Florent Lompré est maintenant achevée.

De toute sa vie, c’est la première fois qu’Isabelle est témoin d’un tel scénario. Les hommes s’étaient disposés en un rang unique, de façon à dissimuler quelque peu le prochain. Ils étaient tous revêtus d’une chemise bleue, avec cravate s’il vous plaît. Quel effet amusant ! Elle se sent un peu plus détendue et la ronde se prolonge avec les deux oncles qui ont suivi également la même consigne du bleu. Guy, le frère de Florent, s’identifie rapidement comme étant partie prenante de la famille originale des Lompré et finalement Éric, le beau-frère, se signale comme un rapporté ! Quelle mascarade masculine.

Heureusement, la mère de Marie arrive à sa rescousse. Enfin, des femmes ! Michelle, qu’elle avait déjà croisée en ville lors d’une séance de magasinage avec Marie, la prend dans ses bras et lui réitère affectueusement son bonheur d’avoir Isabelle auprès d’eux en ce 31 décembre. Le défilé se poursuit avec les belles-sœurs de Marie. Nathalie et Sophie, les compagnes de Félix et Frédéric, lui tendent une main chaleureuse. Viennent ensuite Aline, l’épouse de Guy Lompré, qui la complimente gentiment sur sa toilette, et Johanne, sœur de Michelle et femme d’Éric. Avec un regard insistant, celle-ci l’étreint fortement et lui accorde un sourire presque maternel. Isabelle est convaincue d’une ressemblance avec quelqu’un de son entourage. Marie s’aperçoit du trouble de sa tante, prend Isabelle par le bras et s’avance vers Karine, l’amie de cœur d’Alexandre. Et voilà, la boucle est refermée.

Habilement, Florent tape dans ses mains et d’une voix énergique, il s’exclame haut et fort :

—    Notre dernière invitée ayant eu droit à toutes les présentations, nous sommes maintenant prêts à souligner cette fin d’année tous ensemble. Et que la fête commence !

Il n’en fallait pas plus pour que les échos joyeux se délurent et donnent le ton à la soirée. Les apéritifs servis et la musique en place, le babillage fuse de toutes parts, les enfants s’activent comme des clowns et les uns échangent avec les autres. Isabelle, accompagnée de Marie, s’intègre graduellement à tout ce nouveau monde. Bref, ce brouhaha étourdissant respire la gaieté.

Puis François reprend le geste de son père et en un claquement de mains, exige une minute d’attention.

—    Installez-vous confortablement, car nous subtiliserons un peu de votre temps. N’ayez crainte. Vous ne devriez qu’en retirer du plaisir.

De plus en plus de sourires affichent un contentement certain, car ce moment avait été espéré dans le cœur de la majorité. Isabelle et Karine se regardent et s’interrogent sur la suite des événements. Alexandre semble fier de leur questionnement. Lui, il sait.

Quelques minutes plus tard, les quatre rejetons Lompré légèrement déguisés s’exécutent dans une caricature de leurs parents. Les imitations croisent les situations de l’enfance, de l’adolescence et enfin de jeune adulte. Ils s’amusent à tourner en dérision les attitudes de Florent et Michelle lors de circonstances atténuantes. Chaque période a droit aux airs populaires de ce temps et les doigts agiles de Frédéric vagabondent savamment au piano d’Edgar. Toutefois, leurs fous rires complices se contiennent difficilement et c’est avec peine qu’ils réussissent à terminer leur parodie. Les ricanements et les applaudissements se mêlent et on crie au triomphe tandis que Michelle et Florent, la larme à l’œil, ne sont qu’admiration envers leurs petits.

Les quatre enfants viennent de reproduire une pratique délaissée depuis plusieurs années. Cette tradition s’était instaurée lorsque le dernier eût ses 5 ans ; les mises en scène caricaturales de leurs parents avaient commencé cette année-là, en catimini évidemment. Michelle et Florent avaient eu droit à la surprise de leur vie. Année après année, leur réaction s’était toujours manifestée de la même manière : à la fin, n’essayant pas de camoufler leurs larmes de joie, ils applaudissaient à tout rompre et restaient incapables de prononcer un seul mot. La fierté qui se lisait dans leurs yeux ne se décrivait pas ; elle se ressentait.

Frédéric entame alors la finale habituelle en musique et incite tous les participants à joindre leurs voix aux mélodies, enfin pour ceux qui les connaissent ! Chaque membre de la famille se voit attribuer une chanson représentative et c’est sous une pluie de rires, de sourires et de mots joyeux que les rejetons Lompré terminent leur prestation.

La suite se déroule à un rythme délirant, car François avait élaboré tout un menu de variétés pour agrémenter la soirée. Il s’était ainsi octroyé le rôle d’animateur principal. Trop d’années s’étaient écoulées depuis la dernière fois où l’on avait pu se permettre une telle célébration. Alors, pas de temps mort pour les vivants !

Entre les divertissements, Florent et Michelle s’emploient à proposer les bouchées et gourmandises, les boissons, les petites attentions. Des jeux sont orchestrés par groupes et malgré leurs cinq et six ans, Robin et Kevin offrent une participation digne de leurs ambitions. Puis, l’on se délie sur des danses entraînantes, sélectionnées par le leader en chef. Après des essoufflements manifestes, François convie les troupes à se détendre en sollicitant Frédéric au piano. On entre alors dans le répertoire des chansons légendaires de la famille et les voix ne se gênent nullement pour se faire entendre. Le plus souvent, on rit vivement ; parfois, une mélodie déclenche quelques larmes silencieuses et pas seulement pour les plus âgés.

À 23 h 30, la sonnette retentit et voilà les trois fils, les trois neveux, les trois cousins, c’est selon, qui s’amènent avec femmes et enfants pour célébrer le passage de la nouvelle année. Presque... tous sont éberlués de cette surprise, principalement Guy et Éric. L’euphorie gagne la famille entière.

Le temps que chacun se salue ou se présente, la pendule s’approche du décompte final et, initié par François, le coup d’envoi du Minuit vibre allègrement dans la résidence des Lompré. Les effusions de bons vœux pleuvent dans tous les sens. Bonne année ! Bonne année ! C’est sous le signe du rassemblement que la nouvelle année débute. Florent offre à boire, Michelle remplit la table avec un buffet bien garni, François reprend l’animation et c’est reparti de plus belle.

Florent a bien l’intention d’immortaliser cette soirée, mais auparavant, il prend soin de se faufiler discrètement près de sa belle-sœur Johanne et à mi-voix, la prévient qu’il procédera à la photo de groupe.

—    Est-ce que ça ira pour toi ?... Ce soir, il ne manque qu’Hélène, mais un jour, elle reviendra et nous organiserons une grande fête. Tu sais, on ne doit pas désespérer.

—    Merci, Florent. La vie m’a fait comprendre que les enfants ne nous appartiennent pas. Je respecte maintenant son choix. Ça va beaucoup mieux, je t’assure. Puis, nos deux fils sont tellement près de nous. Il faut quand même que je l’apprécie.

—    Je suis heureux de te l’entendre dire.

Éric s’approche tout doucement de sa femme et tendrement, s’empare de sa main. Ils se comprennent.

L’appareil photo au cou, Florent se promène de l’un à l’autre et prépare son monde à faire honneur au portrait de groupe. Pendant que l’on s’asticote sur le rang de chacun et chacune, les plaisanteries fusent et Florent peine à reprendre le contrôle. Finalement, la caméra s’active et la tournée des photographes débute afin que tous apparaissent dans l’objectif des souvenirs de ce 31 décembre mémorable.

Pendant que les enfants s’assoupissent, les jeunes et moins jeunes continuent de célébrer, de se régaler, de chanter et de danser. Jusqu’au moment où Guy, c’était prévisible, réussit à attirer l’attention avec ses mille et une blagues. Son talent d’humoriste lui vaut maints applaudissements, ce qui l’encourage à en pousser... encore une autre ! Son public se tord de rire et il décroche la finale de la soirée !

Vers 2 h 30 du matin, la porte des Lompré se referme sur les derniers fêtards. François était déjà parti en douce dans sa zone personnelle. Michelle et Florent constatent l’état des lieux et sont relativement satisfaits de l’ensemble. Chacun avait participé à aider et en bon général, Michelle avait su diriger les opérations, de sorte que peu de tâches resteraient à faire au lever.

D’un sourire complice, ils se préparent à leur formule traditionnelle. Ils se regardent droit dans les yeux et Florent donne le coup d’envoi.

—    Alors, on le dit ? Ensemble !

En chœur et avec espièglerie, ils énoncent leur slogan d’une soirée réussie.

—    Ce soir... c’était... bon... comme... comme... du bon... bonbon !

Et comme à chaque fois, ils se prennent d’un fou rire. La séance de petite folie terminée, Florent se prépare à l’étape suivante.

—    Mimi, est-ce que je peux me risquer à te proposer de... de... enfin, tu devines quoi. À moins que tu ne sois vraiment trop épuisée ?

—    Mais bien sûr qu’on passe à l’acte. Viens-t’en mon Florent !

 

19

Ramassant quelques traîneries parsemées ici et là, Florent effectue un dernier tour de piste, s’assure de ne rien oublier et s’empresse de rejoindre Michelle à la chambre.

—    Ta ta ta tam ! Me voilà !

Michelle redresse les nombreux oreillers et frémit de bonheur. Florent accélère la cadence et, sans perdre de temps, se glisse dans le grand lit. Il la serre fort, fort et tous deux se souhaitent langoureusement le meilleur. À ce moment, il comprend qu’elle est prête. Sans tarder, il s’exécute lentement et délicatement.

Et... Paf ! Le bouchon vient de sauter et le champagne coule allègrement.

—    On est fous, Florent ! Complètement dingues, tu ne trouves pas ?

—    Ah, pour ça, je t’approuve totalement. » De son regard étincelant, il enchaîne dans un quasi-chuchotement. « Qu’est-ce qu’on est chanceux nous deux, hein ? »

Cette nuit, le couple Lompré perdure la tradition qu’ils avaient intitulée « L’initiation au Nouvel An ». À chaque premier janvier, ils avaient adopté la coutume de se réserver une période de temps, juste tous les deux, accompagnée d’une demi-bouteille de champagne. Ce rituel avait débuté l’année où ils avaient acquis leur maison et depuis, ils n’en avaient pas dérogé, sauf une fois... mais on ne reviendra pas sur ce souvenir désolant.

Il tend une flûte à sa Mimi et à l’image des années antérieures, ils trinquent à leur avenir. Tranquillement, ils savoureront leurs premières bulles en tête-à-tête et bavarderont de la soirée, des enfants, des bons moments, mais avec un supplément : ils parleront de leur amour, comme s’ils se réappropriaient leurs vingt ans.

Il sera bientôt trois heures du matin.

François, dans un besoin pressant de solitude, descend au sous-sol réintégrer son refuge temporaire. Il allume la télé, ouvre son mini-frigo et se sert un Perrier.

Quel succès que cette soirée de Fêtes ! Il se donne le droit de se l’avouer, la réussite du sketch familial le gonfle de plaisir. Avec la complicité de Marie et de ses deux jeunes frérots, ils ont recréé cette atmosphère de folie et de légèreté qui avait marqué leur passé artistique. Même si leurs consultations ne furent que téléphoniques, tout le monde s’était bien débrouillé dans leurs rôles respectifs. Chacun avait écrit sa portion et répété leur scène individuellement. Comme quoi, leurs expériences antérieures coulaient encore dans leurs veines.

Mais... au-delà de ces performances et de cet agrément convivial et familial, il s’est produit un événement totalement inattendu. Sans crier gare, le coup de foudre l’a atteint, lui, François Lompré. Pas au premier regard ni à la première parole, même pas à la première poignée de main. Non. Du moins, il lui semble n’avoir rien ressenti dans ces moments de présentation. Le choc s’est manifesté lorsqu’il lui a tendu la première coupe. L’intervalle d’une seconde incessante, leurs yeux se sont croisés d’une façon indéfinissable. Isabelle l’a gratifié d’un sourire féérique et son cœur à lui a fait trois tours. À cet instant, son espace vital s’est transformé en espoir. C’est Elle. Dans l’inconscient de son univers, il l’attendait, la souhaitait.

Alors, il s’accroche à son rôle d’animateur comme à une bouée de sauvetage. La foule en veut davantage : il y met le paquet. Car affronter sur-le-champ cette éventualité amoureuse relèverait d’un courage herculéen ; la peur du rejet le tétanise démesurément. Jusqu’à ce que son fils, peu avant la clochette du minuit, lui glisse à l’oreille.

—    Papa, ne prends pas la fuite. Elle te plaît. Je le sais. Seulement à ton comportement évasif, je sens qu’elle t’intéresse. Ne laisse pas passer cette chance, papa. Fonce papa, exprime-toi et dis-lui. Chasse tes craintes. » En imitant un signe de victoire, il ajoute :« Vas-y papa, t’es capable ! »

Aussitôt dit, Alexandre tourne les talons pour retrouver sa Karine. Son fils le pousse et il a bien raison. Il a détecté, lui. Il est 23 h 30. Doit-il risquer une tentative lorsque viendra le moment des souhaits ou agir tout de suite ? La nervosité le gagne une fois de plus. L’art de la séduction ne lui a jamais vraiment tenu compagnie. Il est du genre à se laisser approcher plutôt que l’inverse. Ne serait-il pas temps, à 43 ans, d’exercer ses capacités dans ce domaine, quitte à essuyer une défaite ? « Le pire n’est pas de rater son coup, mais de ne pas avoir essayé ! » Le dicton préféré de son grand-père Edgar refait surface. Heureusement, l’arrivée des cousins provoque une diversion et cela lui permet de remettre à plus tard son questionnement et... sa bravoure.

Dans l’euphorie du coup de minuit et au travers du mélange parents, oncles, tantes, cousins, Isabelle s’avance finalement vers lui.

—    Eh bien, François, il semble que tu sois le dernier, mais non le moindre, à qui j’offre mes vœux de Bonne Année !

Il bafouille des vœux un peu farfelus puis la petite voix de son fils lui revient. Aussitôt, il se cramponne à ses yeux éblouissants et part à l’assaut.

—    Mon plus grand souhait pour cette année qui débute se résume ainsi : nous revoir le plus tôt possible. » Puis il l’embrasse pudiquement sur les joues tout en la serrant chaleureusementCe contact physique le projette au-delà de tout. La certitude vient d’apposer son sceau de garantie. Il ne doute plus.

Encore une fois, il est sauvé par la cloche. Un cousin l’interpelle et Isabelle se tourne vers Florent qui s’approche. Si ses mains ne tremblent pas, son cœur bat à une vitesse foudroyante. Après ? Il reprend son scénario d’homme accaparé et poursuit le divertissement. À maintes reprises, il observe discrètement cette fille-femme ou l’inverse. Il continue de manquer d’audace au point de l’ignorer, ne serait-ce que pour une danse. Elle ne semble pas s’en formaliser. Lui, il s’en veut.

« Bon, il serait temps de me coucher et de dormir, sinon, je serai lessivé demain... ou aujourd’hui. Et puis, à tête reposée, je verrai bien si la tornade Isabelle laissera des séquelles d’avenir ou si ce n’est qu’un feu de paille. »

Pas fort ce dernier raisonnement, François Lompré. Tu soliloques sur un événement qui t’a foudroyé pour finalement conclure que, dans le fond, ce n’est peut-être que passager, l’espace d’une soirée. Branche-toi, ça urge ! Laisse tomber cette peur, cet orgueil, cette suspicion qui te tenaillent sournoisement. Agis ! Il n’en tient qu’à toi pour une « Bonne et Heureuse Année ! »

Il est secoué. Sur sa commode trône le paquet aux rubans colorés. À cet instant, il a la certitude que ce bracelet était prédestiné.

Il se verse encore un peu de Perrier et ouvre son portable. De ses conversations avec Marie, il avait retenu le nom de famille et la rue du domicile ; à ce moment précis, cela n’est pas banal. Il tape les informations de base et le numéro apparaît. Il n’a aucun doute sur la justesse des chiffres alignés. Il les note sur un bout de papier et s’empare du téléphone. Son cœur palpite. Pour se donner de l’assurance, il pose son regard sur la boîte emballée et s’y accroche. Osera-t-il ?

Il consulte sa montre et compose le numéro. Maintenant, il s’apprête à entrer dans l’univers de son avenir !

Dans moins d’une minute, il sera trois heures du matin.

Au moment de tourner la clé dans la serrure, Isabelle éprouve l’assurance de regagner un autre chez-soi. Parce qu’elle se sent différente. Quelque chose s’est produit ce soir. Une secousse inattendue qui la transporte dans un sillon de joie extrême.

L’odeur de canneberges l’encense et lui murmure que tous les espoirs sont permis en cette nouvelle année. Elle retire son manteau, le suspend et se verse une eau minérale. Allongée sur son sofa, elle savoure ce moment de plénitude au son d’une douce musique instrumentale.

Tout en s’efforçant de diriger ses pensées sur la famille Lompré et sur sa gratitude envers Marie de l’avoir intégrée dans ce clan imprégné de vitalité, son regard intérieur rejoint immanquablement François.

Sans folle exaltation, mais plutôt dans un calme olympien, de longues minutes s’écoulent pendant lesquelles une réflexion sérieuse s’amorce. Finalement, elle articule en syllabes détachées et sur un ton posé : « Oui, je sais que ce sera Lui. » L’homme de sa vie, elle l’a connu ce soir. Cette fois, le destin sera contrecarré et ce prénom augurera la concrétisation positive de son futur. Cette fois, ce sera le bon, le vrai François ! Heureuse, elle l’est de tout son être.

Au moment où elle se dit qu’elle en souhaiterait autant à sa grande amie, la sonnerie du téléphone retentit. Elle ne sursaute pas ; elle sait que lorsqu’elle décrochera l’appareil, ce sera le début de son avenir !

Il est presque trois heures du matin.

Au sortir de sa voiture, Marie ressent le besoin de faire quelques pas dans ce froid glacial. Il lui faut décanter cette fin d’année où tant d’événements heureux se sont bousculés. Elle revit les plus beaux moments de cette fête inégalable du 31 décembre grâce, entre autres, à son frère aîné qui, ce soir, a obtenu un record de performance digne des plus grands animateurs. Et la présence d’Isabelle dans sa famille a soulevé une immense bouffée de fraîcheur ; son amie a été accueillie comme une reine. Mais au-delà de tout, il y a Julien. Tout était devenu si évident : ils s’attendaient l’un l’autre. Malgré le vent qui se lève, une vague de chaleur intense parcourt tout son être.

Le confort de son intérieur la ragaillardit et, débarrassée de son lourd manteau, elle ouvre la radio et syntonise le poste jazz. La douceur de la mélodie la ravit. À la cuisine, elle se fait couler un verre d’eau et du comptoir, elle aperçoit la petite lumière rouge de son répondeur qui clignote. Elle la fixe et ne peut s’en détacher les yeux. Une vive émotion la saisit. Elle s’approche lentement et son intuition se concrétise. Le numéro affiché provient d’un autre pays. Son cœur fait un bond. Elle laisse passer quelques secondes, décroche le combiné et compose le code. L’horloge a suspendu son tic-tac et la radio s’est mise en mode silence. Seule la voix de Julien résonne à son oreille et la grise totalement. Elle vit maintenant le prélude de son avenir !

Il est trois heures du matin...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vers l'épilogue

 

 

 

Format Papier :

 

Lépine, Jocelyne

Trois heures du matin : roman

ISBN 978-2-9814974-0-6

Publication à compte d’auteur par Jocelyne Lépine

 

Photographie en couverture : Isabelle Lépine

Révision: Mc Knoell Alexis

             Jacques Racicot

 

Jocelyne Lépine, éditrice

 

 

Dépôt légal : 1er trimestre 2015

Bibliothèque nationale du Québec

Bibliothèque nationale du Canada

Il est interdit de reproduire une partie quelconque de ce texte sans l’autorisation écrite de l’auteure. Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés.

 

© Jocelyne Lépine, 2015

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