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D'imposants rochers surplombent cette magnifique baie de Grande-Anse, piquant un clin d'oeil au majestueux St-Laurent. La brise marine souffle sur mon visage. Bien installée dans ma transat, je deviens observatrice des éléments de la vie... et de ma vie: l'air que je respire avec volupté, la terre que j'admire dans toute sa beauté, le feu qui me consume par en-dedans et l'eau qui, de mon plus lointain souvenir, me tient sous son emprise.

 

Un grand chapeau de paille protège mes cheveux contre le vent persistant. Je joue avec la bille du ruban qui le retient à mon cou. Je la pousse plus à fond. Je simule un étranglement. Puis, je relâche la bille et reprends ma respiration normale. Je répète cette manoeuvre au rythme de la vague indolente.

 

La plage est plutôt déserte. Quelques personnes marchent d'un bon pas en direction du quai. Contrairement à eux, j'ai le goût de m'arrêter, de tout arrêter... avec ma bille de chapeau.

 

À quelques pieds de moi, une jeune mère se démène auprès de son bébé pleurnichant. Sa couverture étalée sur le sable, elle semble s'empêtrer dans sa longue tunique jaune, tout en essayant de consoler son poupon.

 

Pendant ce temps, sa petite fille patauge au bord de l'eau. Elle porte une jolie robe à rayures. Un bout de bâton et un galet constituent ses compagnons de jeu. Sa mère la sermonne de ne pas s'éloigner. Enfin, le bébé s'emmure dans un silence qui n'a d'égal que le temps de quelques minutes. La maman le prend finalement dans ses bras. Son attention est maintenant tout entière à ce deuxième enfant. Je fixe la gamine. Mon cerveau enregistre le temps présent mais se transpose rapidement dans le passé. Cette petite robe, c'est du déjà vu. Oui. C'est moi qui suis là, à profiter des grains de sable mouillés, à y creuser des trous, à pianoter sur une roche, à trépigner de mes pieds minuscules pendant que ma poupée, gentiment couchée sur la grève, admire mes jeux. J'ai tout au plus 4 ans. La fillette aussi. J'entre dans l'univers de mon enfance. Je déconnecte de la réalité.

 

***

 

Du haut de mon mètre assumé, l'eau m'hypnotise. Un élan me pousse à aller plus loin. Je me retourne; maman ne me voit plus. Elle berce mon frérot et son regard a les yeux fermés de l'espoir d'un repos. Je sais que je vais désobéir mais l'attraction de l'eau est trop forte. J'avance très lentement; je ne veux surtout pas susciter de remous pouvant attirer l'inquiétude de ma mère. Il n'y a personne sur la plage sauf cette dame somnolant sous son parasol.

 

Le contact de l'eau me saisit. Comme elle est froide! Mes pieds sont surpris par ce fond vaseux qui me fait chanceler de temps à autre. Je me sens fière, très fière malgré une crainte grandissante. Mais je garde le cap sur mon défi. Une fois de plus, je me retourne et j'aperçois maman. Elle me semble tellement loin. Je comprends alors que je peux continuer.

 

Graduellement, l'eau recouvre le pan de ma robe et enveloppe le tissu blanc et bleu. À hauteur d'épaule, je ressens une bouffée de plaisir extrême. Je retiens mon rire espiègle, ne voulant éveiller aucun soupçon. À cet instant précis, je sais que le danger est là, bien présent et je veux m'y jeter sans attendre. Maintenant, je vais faire comme les grands ou comme la loutre que j'ai vue à l'aquarium, semblant dormir à la surface de l'eau.

 

Je me lance. Je rejette la tête vers l'arrière. La sensation froide de l'eau sur mes cheveux me donne un frisson glacial. Je ne touche plus terre. Je m'empresse d'activer les bras et de pousser mes jambes vers le haut. Le ciel me sourit et je nage dans la joie.

 

Mais brusquement, mon audace chavire. L'eau m'engloutit et me submerge. Je n'entends plus rien, je suffoque, je m'enfonce. Maman! Maman!  Mes bras n'arrivent pas à répéter les gestes des grands. Puis mon corps remonte et surnage au gré de la vague provoquée par mon poids plume. Au loin, ma poupée crie de toutes ses forces et l'espoir m'envahit. Mes lèvres tentent de la rassurer mais ma bouche reçoit l'eau du remous que mon corps a entraîné. J'étouffe. La force de l'eau me happe de nouveau et m'attire vers son fond de glaise. Maman! J'ai peur. Viens me chercher. Je ne veux plus jouer dans l'eau. Je ne vais plus désobéir. Maman!

 

***

 

 

Soudainement, je crois percevoir un cri d'une puissance effroyable. La mère hurle de tout son être. Je sors aussitôt de mon enfance et aperçoit un corps flottant à la dérive. Mes jambes partent à toute allure, mon chapeau atterrit sur le sable et les battements de mon cœur se déchaînent. Je me jette à l'eau et je refuse catégoriquement tout naufrage. Si la fillette survit, c'est que je survivrai aussi.

 

Des promeneurs accourent et lorsque je ramène l'enfant sur la grève, on prend la relève et peu à peu, on lui redonne son souffle. Pendant ce temps, je reprends le mien. Alors, je deviens spectatrice de ce sauvetage miraculeux et la vue de la petite robe détrempée me fait trembler. Parce que... moi aussi, à 4 ans, on m'a remise en vie.

 

 

 

Discrètement, je m'éloigne de l'attroupement. Je me dirige vers ma transat et récupère mon chapeau de paille. Le coeur encore palpitant, je me laisse choir dans ma chaise de plage. Au moment de remettre mon chapeau, je l'examine et brutalement, j'en arrache le ruban. La bille glisse lentement et je la fixe jusqu'à son atterrissage au sol. Je relève la tête et à la vue de l'immensité de l'eau, mes yeux s'emplissent de larmes. Non. Non. Je ne noierai plus ma vie. Je vais dorénavant y plonger à fond!

 

Jocelyne Lépine

2015

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