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Ce soir, la salle bondée m’est apparue immense. Il me semblait que tout prenait des proportions gigantesques. Je me sentais si petite. La Mère supérieure côtoyait les dignitaires de l'évêché, installés confortablement à l’avant. La cape rouge de l’un d’entre eux a retenu mon attention. J’avais besoin de me raccrocher à un détail et ce fut celui‑là.

 

Lentement, je me dirige vers l'instrument de mon angoisse. Ma gorge se resserre. Je frotte mes mains sur ma jupe puis je ferme les poings et finalement je m’assieds. Je pense que mon cœur va éclater. Pourtant, les minutes précédant mon entrée, je n’ai pas vraiment ressenti d’inconfort. Que se passe-t-il? Je vais sûrement m’évanouir. Non, non, ce n’est pas le moment de flancher; tout repose sur moi. Je me calme et je prends une grande respiration en me disant que tout ira bien. 

 

Je lève la tête pour jeter un dernier coup d’œil aux musiciens. Un regard vers le maestro et sa baguette donne le signal. Les secondes se divisent en milliers de fractions et en entendant l’orchestre engager le mouvement, j’ai le temps de penser qu’eux pourront se soutenir tandis que moi, je suis seule devant ce géant de piano. Et j’attaque ma première mesure. Elle déterminera mon futur.

 

Graduellement, mon cœur se remet à battre normalement. Mes mains, tant qu’à elles, se sont sécurisées dès les premières notes. Enfin, c’est parti! Me voilà rassurée, même que je suis presque aux portes d’une certaine extase. Je sais, à ce moment précis, qu’il y a encore quelque vingt pages à interpréter et maintenant que la magie opère, je suis débordante de confiance.

 

Mais … catastrophe! Ma main droite s’accroche sur un accord. Je perds le fil de ma mesure. Tout s’arrête. Mon cœur aussi. Les secondes sont en extension et moi, je suis en perdition. J’aimerais croiser une bouée de sauvetage et qu’ainsi un deuxième piano vienne à ma rescousse et reprenne là où j’ai manqué. Je suis terrorisée. Je suis en train de me noyer dans ce dédale de notes invisibles. Je dois réagir promptement mais même la vitesse semble me fuir à toute enjambée.

 

Je sens que des milliers d'yeux se jettent sur moi et mon piano; ils me fixent assidûment et me fusillent peut-être de leurs billes. Je les entends retenir leur respir non pas pour me supporter mais pour secourir l’instrument de mon malheur. Je suis sur une mort imminente, je n’ai plus de garantie à vie. C’est la fin de tout. J’ai treize ans et je vais mourir effondrée, la tête sur le piano de ma souffrance. La cape rouge se précipitera pour m’administrer les derniers sacrements et l’enfer m’attendra à bras ouverts.

 

Puis … miracle! Mon instinct de survie refait surface et comme si on avait tiré les fils de la marionnette, mes mains se remettent à s’exécuter. L’orchestre me rattrape et tout se déroule sans accroc jusqu’à la fin de ce concerto inoubliable.

 

Je me relève sans grand sourire et je me plie aux salutations d’usage. La déception doit se lire sur mon visage. Les nombreux applaudissements ne réussissent pas à me consoler. Je n’ose même pas diriger mon regard vers la cape rouge de l’éminent personnage. Je pense déjà aux prochaines minutes car pour moi, le cauchemar n’est pas terminé.

 

Je sors de scène. Je suis bouleversée. J’ai les larmes aux yeux et la tête pleine à craquer de reproches infinis. Je recommence ma presque-mort et je m’aperçois que même mon professeur n’accourt pas à mon chevet. C’est le drame.

 

Pendant que le concert se poursuit, je dois reprendre ma place tout au fond de la salle. Je fends l'allée tête baissée et le corps tremblotant. Je parviens enfin à la dernière rangée et repère mon banc. Mon regard se jette sur le sol pendant que mes oreilles restent sourdes à la musique des violons.

 

Puis ma titulaire de piano s'approche discrètement. À cet instant, je sais que ma vie s'achèvera sous peu. Je me vois déjà ensevelie par ses foudres. Mon coeur ne résistera pas. Il s'apprête à exploser. Je jure qu'un jour, Mozart s'en repentira.

 

Au moment où je me prépare à un évanouissement spectaculaire, elle me retient la main et me chuchote alors ses félicitations dithyrambiques. Elle n'a que d'éloges à mon égard et regorge de fierté. Ma capacité de rebondissement l'a époustouflée. Elle est la seule à avoir détecté ma seconde d'hésitation; même la chef d'orchestre s'est empressée de lui souligner ma performance. Mon incrédulité se transforme au fil de ses paroles et son sourire grand comme la terre me ramène à la vie.

 

Une autre pièce musicale venait de s’achever et mes mains, sans hésitation, se mirent  à applaudir avec force et vigueur.

 

J'ai treize ans. Mozart n'aura pas eu ma peau, la cape rouge ne me conduira pas en enfer et ce géant de piano devra faire la paix avec moi. Non, ma vie ne s'arrêtera pas ce soir!

Jocelyne Lépine

2010

 

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